En pleines vacances de la Toussaint, ils ont résisté à l’appel de la grasse matinée. Caroline, Faina, Astou, Younes, Yasser et Nassim, à peine un siècle à eux six, sont attablés dans la salle de réunion du centre d’accueil jeunesse (CAJ) du centre social culturel et sportif de Bel-Air-Grand-Font, un des quartiers prioritaires de l’agglomération angoumoisine. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de jouer au ping-pong ou à la PlayStation, mais d’organiser une visite culturelle du quartier pour les habitants de la ville, avec le sociologue Pierre Pérot de l’Espace Mendès France (EMF), un centre de médiation scientifique basé à Poitiers. « Caroline et Faina ont commencé la semaine dernière à constituer un itinéraire, à partir de lieux, un peu secrets, qu’elles aiment. Aujourd’hui, il faut vérifier qu’il fonctionne ! », expose celui qui est aussi urbaniste. Au programme : de l’observation, des défis et « un goûter », promet-il – c’est le plan « carotte ». « Mais, d’abord, on va jouer un peu pour faire connaissance ! »
Ce jeu de piste, proposé par l’EMF et cofinancé par l’Etat, la mairie et la communauté d’agglomération du Grand-Angoulême, dans le cadre de l’opération « Quartiers d’été », est un prétexte pour tenter de développer la « mobilité » de ces adolescents, essentielle pour accéder à la culture, à l’éducation ou plus tard à l’emploi. Un projet emblématique de la démarche d’éducation populaire de l’EMF. Le centre « est né, à la fin des années 1970, du constat fait par des chercheurs en sciences dures d’une vraie lacune en matière de culture scientifique », relate Didier Moreau, à la tête de l’institution depuis 1991. Ils se sont donné pour mission de rapprocher sciences et société, avec la volonté d’éclairer le débat. « Une approche pionnière, alors ! », insiste le directeur. De la chimie aux mammouths, en passant par le développement durable ou l’astronomie, son espace de 2 200 mètres carrés, en plein centre historique de Poitiers, cherche depuis trente ans, à travers un mélange d’expositions, de conférences et d’ateliers, à toucher tous les publics. Un sacré défi.
Au fil des années, le centre a abandonné sa programmation définie de manière un peu « descendante », au profit d’une démarche plus proche du terrain. D’abord par le biais des expositions itinérantes, puis la création d’une programmation délocalisée. Depuis une quinzaine d’années, l’EMF accompagne et finance, avec ses antennes de Saintes (Charente-Maritime) et d’Angoulême, des actions construites avec les acteurs du territoire. C’est le cas de l’atelier mobilité proposé ce jour-là à Bel-Air, dernier d’une série de trois.
« Sortir du quartier reste compliqué »
Pour toucher les adolescents, l’EMF s’est appuyé sur les animateurs du centre social, point de passage obligé. Avant de trouver la bonne formule pour les aborder, Pierre Pérot a beaucoup tâtonné. A l’origine, l’idée était d’organiser des petites expériences sur le fonctionnement du cerveau. « Un sujet idéal pour aborder des concepts scientifiques tout en faisant passer des messages de santé comme l’importance du sommeil », décrypte le sociologue. Mais la formule, trop scolaire, n’a pas pris. Il a retenu la leçon : « Il faut des scénarios ludiques, qui racontent des histoires. » La collaboration avec un centre social rochelais, qui voulait préparer son groupe d’adolescents à voyager, a débouché sur cette idée d’atelier mobilité, qui permet d’aborder les compétences cognitives de manière plus concrète.
La mobilité reste un sujet épineux pour les habitants des quartiers prioritaires qui, en moyenne, « effectuent moins de déplacements que les autres, et sur de plus courtes distances », relève Nicolas Juste, doctorant au Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) et auteur d’une étude sur le sujet en 2019. Y compris dans une ville moyenne comme Angoulême. « Pour beaucoup de jeunes, sortir de la cité reste compliqué », confirme Céline Vénérant, responsable de la Maison des habitants de Basseau, le quartier qui a accueilli le premier des trois ateliers en août.
Observer, discuter avec les jeunes et les animateurs est vital pour concevoir une offre adaptée à leurs envies, et leurs besoins. En effet, contrairement aux clichés, « les jeunes de cité bougent, mais selon des codes qui échappent aux adultes qui les encadrent », insiste le sociologue Nicolas Oppenchaim, auteur d’Adolescents de cité. L’épreuve de la mobilité (Presses universitaires François-Rabelais, 2016).
Des freins physiques
A Angoulême, ils se déplacent entre potes, à pied, parfois en bus, jusqu’au centre-ville pour faire les boutiques, manger un sandwich ou draguer. Mais s’aventurer plus loin, seul surtout, ne va pas de soi. « Quand on les emmène voir un match de foot à Bordeaux, ils sont un peu perdus. Et, au moment de s’orienter, ils ont tendance à choisir un lycée proche de chez eux, plus qu’un lycée qui leur soit adapté… », constate Céline Vénérant.
Les freins sont d’abord physiques : problèmes de santé – obésité notamment –, absence de moyen de locomotion, enclavement du quartier. Bel-Air, par exemple, « édifié sur les contreforts du plateau où s’étend le centre-ville, à 300 mètres seulement de la gare, est, du fait de son invisibilité et d’une absence de connexion aux autres quartiers, replié sur lui-même », estime Anne-Laure Willaumez-Guillemeteau, vice-présidente du Grand-Angoulême chargée de la politique de la ville. L’opération de rénovation urbaine en cours, avec notamment la création de nouvelles voies d’accès, doit y remédier.
Mais ce n’est pas suffisant : les obstacles sont aussi économiques et financiers, psychologiques, cognitifs, comportementaux, culturels, rappelle l’enquête publiée en janvier « Quartiers populaires et politiques de mobilités », pilotée par l’association France urbaine. Maîtriser le code de la route, connaître le nom des rues, se repérer grâce à une carte ou un plan de réseau de transports, demander son chemin ou se sentir à l’aise dans le bus ou dans la rue constituent autant de savoirs invisibles et déterminants dans la mobilité.
Sans parler du poids des représentations. « Certains jeunes ont intériorisé la peur de l’extérieur ou la vision d’un espace public pas toujours hospitalier, véhiculée par leurs proches parfois victimes de discriminations », analyse Nicolas Oppenchaim. Des visions bien ancrées qui « peuvent être renforcées par les contrôles réguliers au faciès ou le fait d’être suivi par des vigiles dans les magasins ».
« Travailler sur l’interculturel »
C’est à tous ces freins que la mise en situation, construite avec les jeunes, tente de s’attaquer. A 14 heures, répartis en deux équipes, ils sont au rendez-vous devant le bâtiment des Eglantines, prêts à tester « l’Escape quartier », instinctivement, les garçons d’un côté, les filles de l’autre. La mixité reste compliquée… La première question du jeu porte sur un nom rappelant les origines du quartier de la Grand-Font. Facile ! C’est la « rue des Sources ».
Ils gravissent ensuite le coteau, jusqu’à une terrasse plantée de drapeaux. Caroline et Faina ont tenu à « travailler sur l’interculturel », glisse Pierre Pérot. Un sujet incontournable dans ce quartier qui accueille beaucoup de familles primo-arrivantes venues d’Afrique. « Japon, Maroc, Tunisie, Portugal, Argentine… » Identifier les pays est un jeu d’enfant pour ces fans de foot. « C’est de la culture G ! », tchatche Younes.
Le parcours serpente ensuite entre les barres fatiguées aux noms d’oiseaux. Le soleil et les arbres parent les lieux d’un air bucolique. Nez en l’air, les joueurs cherchent le nord. Sur une fresque murale réalisée par des artistes, ils choisissent une histoire qu’ils aimeraient partager avec d’éventuels visiteurs. L’occasion de mobiliser les lieux et les personnalités de la cité. A leur pied, un lit de cailloux : c’est ce qui reste du bâtiment abattu l’été dernier. Au total, près de 200 logements seront détruits et reconstruits ailleurs afin de dédensifier l’habitat et d’introduire davantage de mixité dans la cité, où un habitant sur deux vit sous le seuil de pauvreté…
Plus loin, sur le terrain de foot, ils questionnent les apprentis footballeurs sur leur rapport « sacré » au lieu. Savoir se déplacer, c’est aussi être capable d’aller vers l’autre pour l’interroger. Après un passage devant l’ancien centre commercial désaffecté, ils débusquent entre les allées du jardin partagé le pied de vigne demandé. Le parcours est terminé. C’est l’heure du goûter. Le sociologue remercie les participants. Affalés sur un banc, ils sont soulagés de souffler. Il faudrait se revoir rapidement pour tirer le bilan de l’atelier mais les ados se sont dispersés.
« Logique expérimentale »
Qu’en ont-ils vraiment pensé ? Difficile à dire… Face aux adultes, la distance est de mise. Les organisateurs, eux, sont satisfaits. « Aujourd’hui, on a réussi à les embarquer », se félicite Chrystelle Manus, chargée de l’action territoriale en Charente et Charente-Maritime. Les autres approuvent : c’est un bon début. Ce jeu de piste n’était que la première brique d’un parcours de long terme visant à faciliter l’accès à la culture, à la formation et à l’emploi.
Prochaine étape : une course d’orientation interquartiers dans le centre d’Angoulême pour casser les rivalités de territoires. L’occasion pour les jeunes de travailler sur leur place dans l’espace urbain et d’apprendre ses codes. « Recevoir un sourire ou un regard appuyé d’un inconnu n’est pas toujours bien vécu par ces jeunes qui ne maîtrisent pas les codes », relève Nicolas Oppenchaim.
Pierre Pérot prévoit aussi de construire des vraies visites de quartier, enrichies de témoignages d’habitants et de graffeurs. Ce projet devrait ensuite faciliter la réception des ateliers sur le cerveau, la découverte du numérique, puis les rencontres avec des entreprises. « Des pédagogues comme Freinet ont montré que la mise en situation aidait les jeunes à comprendre les tenants et les aboutissants d’un concept, mais aussi, en s’en emparant, à se questionner sur leurs pratiques », résume Didier Moreau.
Pour l’instant, on est très loin du compte, mais le directeur n’est pas inquiet : « Ce que vous avez vu, c’est un laboratoire d’un parcours qui va se construire sur le long terme, dans une logique expérimentale », explique-t-il. Les ateliers de création sonore menés avec des collégiens au sein du Lieu multiple, l’espace de création numérique de l’EMF, ou la mini-forêt, plantée avec des élèves de primaire, déployés dans cet esprit, ont bien fonctionné. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, il serait toujours temps de corriger le tir selon le bon vieux principe « tester, valider, perfectionner et systématiser ».