Une quarantaine de treillis fend la nuit à peine tombée et, sans un mot, se dispose en ordre serré. Une voix s’élève, grave, bientôt rejointe par d’autres. En chantant, les soldats marchent comme un seul homme jusqu’à la cafétéria. Il est à peine 19 heures, on dîne tôt, au régiment du service militaire adapté (RSMA) de Guadeloupe.

À table, les néons saturés dévoilent des visages jeunes. Le bruit court qu’il y a du rab, les plus gourmands reprennent une glace double caramel. Une tranche de vie spontanée, presque adolescente. On peine à croire que ce sont les mêmes qui, plus tôt, se sont déplacés au pas cadencé.

« On m’a offert une seconde chance et je l’ai saisie »

«Les trucs militaires, j’aime pas trop », chuchote Mélissa, 20 ans, en avalant une pomme dauphine. Rien ne la prédestinait à l’armée. Elle faisait des études dans le numérique. Elle a décroché. Trop de cours, trop de bla-bla. Engagée au sein de la filière « ouvriers agricoles » du RSMA, elle s’occupe maintenant de la ferme, de la vache, nommée Malibu, des cochons, des poules et des cabris. Elle s’apprête à commencer un stage en tant qu’auxiliaire vétérinaire. « On m’a offert une seconde chance et je l’ai saisie », sourit la jeune fille.

« On est un outil d’insertion pour les jeunes » : en Guadeloupe, le régiment de la seconde chance

Depuis soixante ans, le RSMA aide les Guadeloupéens âgés de 18 à 25 ans et éloignés de l’emploi à se faire une place dans la société. Dans un territoire où la jeunesse est frappée par le chômage et la précarité, la promesse du RSMA – d’ailleurs érigée en slogan : « Y rentrer c’est s’en sortir » – séduit plus de 600 stagiaires chaque année. Trente formations y sont proposées, d’une durée de six à douze mois, allant des travaux publics à l’hôtellerie, du secrétariat à la vente… Tous les volontaires n’obtiennent pas celle de leur choix, mais la majorité reste, surtout pour passer gratuitement le permis de conduire.

Des résultats probants

« Un jeune en filière plomberie peut demander à devenir cuisinier. On l’accompagnera quand même. On reste souple : on n’est pas un centre de formation, mais un outil d’insertion », précise l’adjudant-chef David (1). Les résultats forcent l’admiration : plus de 80 % de jeunes qui ont effectué ce service militaire s’insèrent chaque année – 62 % en 2020, année Covid. Parmi eux, 10 % environ choisissent de s’engager dans l’armée.

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Dans les rangs des gradés se trouvent d’ailleurs d’anciens stagiaires, à l’instar du caporal-chef Martial, passé par le RSMA de la Martinique en 1996. « Je n’avais pas eu le choix à l’époque : j’avais été appelé », précise celui qui semble y avoir pris goût. L’efficacité du dispositif est telle que, à la suite de la crise sociale survenue cet hiver, le préfet a invité le régiment à l’élaboration – toujours en cours – d’un plan interministériel de la jeunesse.

Une vie en communauté

Après le dîner, la compagnie repart groupée. Même chant rauque, même cadence. Une fois dans leur bâtiment, les jeunes s’adonnent à des travaux d’intérêt général, récurent les sanitaires et les parties communes. « Ça ne sera pas à faire demain matin, au moins », positive Mélissa. Ils vivent en internat la semaine, nourris, logés, blanchis et soldés, à hauteur de 312 € par mois. Et disposent d’une piscine, une auto-école, un magasin pédagogique, une chapelle, un stade, un cinéma, une salle de musculation. Une petite société dans la société, en somme.

Vers 20 heures enfin, les stagiaires rejoignent leurs dortoirs. Ils y dorment à huit, sur des lits métalliques encadrés de casiers jaunissants, parfois tagués de mots aux tracés enfantins. Certains jouent aux dominos en riant, d’autres se réfugient derrière leur téléphone, à la recherche de quiétude. « La vie en communauté, c’est pas toujours facile », lance un jeune homme. « L’insertion passe par la re-sociabilisation », insiste l’adjudant-chef Alexandre. Très rarement adviennent des infractions punies par la loi, des atteintes sexuelles notamment. Le régiment prêche pour la tolérance zéro et la transparence : « Il n’est pas question d’étouffer quoi que ce soit. Nous encourageons toujours les victimes à porter plainte », affirme le chef de corps, le colonel Philippe Outtier. À 22 heures, l’extinction des feux retentit.

« Savoir être »

Le lendemain, les jeunes sont arrachés à leurs rêves, plus ou moins doux, dès 5 heures du matin. « Au début, ça piquait. J’étais habitué aux grasses mat’tous les jours », avoue Imed, 21 ans, debout devant son lit au carré. « Maintenant, je me lève tôt même quand je suis chez ma mère. Le matin je l’aide, je suis actif », ajoute ce stagiaire en filière maçon-carreleur.

« On est un outil d’insertion pour les jeunes » : en Guadeloupe, le régiment de la seconde chance

La véritable plus-value du service militaire adapté repose dans l’apprentissage du « savoir être ». « Être à l’heure – Être dans la tenue – Respecter son chef et lui rendre compte – Travailler en équipe – Respecter la sécurité » sont les cinq règles d’or, placardées partout sur le camp. « Aujourd’hui, en Guadeloupe, un employeur recherche davantage des profils ponctuels et assidus que des compétences », affirme le caporal-chef Cédric. Les petits soldats du régiment sont réputés fiables et souvent recrutés « les yeux fermés », poursuit le chef de la filière menuisier aluminium, qui affiche un taux d’insertion de 100 %.

Des jeunes aux parcours de vie parfois chaotiques

Disciplinés par le sport et le dialogue plutôt que par les sanctions parfois « bêtes et méchantes » de l’armée classique, qui « seraient contre-productives ici », estime l’adjudant-chef Alexandre, les stagiaires trouvent dans le RSMA le cadre dont ils ont besoin. « Chez eux, ils sont souvent confrontés à de l’instabilité, qu’il s’agisse de difficultés familiales, d’addiction aux stupéfiants, d’un système scolaire qui les rejette », analyse le lieutenant Marine.

Psychologue, elle s’est installée dans le camp il y a deux ans. Épaulée par une assistante sociale et un éducateur spécialisé, elle reçoit des jeunes aux parcours de vie parfois chaotiques. Du garçon insolent, trop couvé par sa mère, « qui agace considérablement les supérieurs », à celui « qu’on a baladé de foyer en foyer et qui a fini par se retrouver à la rue », en passant par la jeune mère célibataire qui n’a plus les moyens de s’occuper de son bébé, ou le jeune délinquant membre d’un gang, qu’il faut réconcilier avec la loi, la tâche est dense.

Un quart des effectifs souffrant aussi d’illettrisme, un soutien scolaire est assuré par des professeurs de français, de mathématiques et d’anglais. « On sort d’ici en sachant s’exprimer correctement et en osant regarder les gens dans les yeux », affirme Maïté, ancienne stagiaire devenue volontaire technicien sur le camp.

« Pour ceux qui n’ont pas la volonté de s’en sortir, on ne peut rien »

Pour renforcer la cohésion et doper la confiance en soi, des challenges sportifs ont lieu chaque mois. Ce mercredi matin-là, à 6 heures et demi, le colonel Philippe Outtier s’apprête à siffler le départ du Cross de Noël. Il encourage : « L’important n’est pas de participer, mais de se dépasser ! » Les premiers s’élancent, achèvent les 5,6 kilomètres en 21 minutes. Puis encouragent leurs camarades restés derrière : « Allez, on lâche rien ! »

« On est un outil d’insertion pour les jeunes » : en Guadeloupe, le régiment de la seconde chance

Peu importe que le souffle devienne court et que les chaussures s’enfoncent dans la boue. Mélissa franchit la ligne d’arrivée après 40 minutes. « Je ne me suis pas arrêtée, je suis fière de moi. » Des mots qu’elle n’avait, jusqu’ici, presque jamais prononcés. Désormais, elle ose et rêve en grand son avenir. « Le RSMA agit en sas d’émancipation, d’autant plus pour les jeunes filles », assure le lieutenant Marine.

Mais le dispositif, rappelle la psychologue, n’est pas magique pour autant. « Pour ceux qui n’ont pas la volonté de s’en sortir, on ne peut rien », concède le colonel Philippe Outtier. « Les moins motivés nous prennent le plus de temps et d’énergie », regrette le caporal-chef Cédric. Alors qu’on croirait lire de la résignation sur son visage, il relève le menton, fier, et reprend : « L’échec est exclu de la culture militaire. Jamais on ne baissera les bras, même avec les jeunes les plus compliqués. »

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Le Service militaire adapté, soixante ans au service de la jeunesse

Créé en 1961 en Guadeloupe et en Martinique, le Service militaire adapté (SMA) a été progressivement étendu à La Réunion, la Guyane, la Nouvelle-Calédonie, Mayotte et la Polynésie française. En 1995, un détachement naît à Périgueux afin de faciliter la mobilité et les formations dans l’Hexagone.

En 2009, Nicolas Sarkozy décide de doubler le nombre de stagiaires accueillis. L’objectif des 6 000 est atteint en 2017. Certains cadres regrettent « le diktat des chiffres » qui baisserait la qualité des recrutements. En 2020, 4 194 stagiaires sont passés par les différents régiments du Service militaire adapté, avec une moyenne d’âge de 21 ans et un taux d’insertion final de 76 %.

Rattaché au ministère des outre-mer, et non à celui des armées, le SMA est presque entièrement financé par des fonds européens.

L’armée a aussi aidé au développement de ces territoires, en y construisant des routes, des pistes d’atterrissage… Aujourd’hui encore, les régiments ont, en cas de crise, une mission d’assistance publique.

(1) Depuis les attentats de Charlie Hebdo, les militaires, à l’exception du chef de corps, ne peuvent être cités par leur nom de famille.