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Libération
Reportage

Agriculteurs: les matières premières leur coûtent les œufs de la tête

Partout en France, les exploitants voient d’un œil inquiet la montée des coûts de l’énergie et de l’alimentation animale. En Mayenne, l’éleveur de pondeuses Philippe Jéhan, touché malgré un label qui lui permet une meilleure rémunération, plaide pour une répercussion sur le prix final de vente.
par Pauline Moullot
publié le 17 janvier 2022 à 21h16

Empilés sur des palettes bleues, les milliers d’œufs remplissent la pièce attenante au bâtiment où sont enfermées les volailles de Philippe Jéhan. Dans son exploitation en poly-élevage (volailles, œufs et vaches laitières), l’agriculteur de Châtillon-sur-Colmont (Mayenne) élève 12 000 pondeuses label rouge. En raison de l’épidémie de grippe aviaire, ses poules de plein air sont claustrées depuis le 5 novembre, conformément aux règles mises en place par le ministère. Mais ce n’est pas cette épidémie qui inquiète l’éleveur. Depuis quelques semaines, les producteurs d’œufs alertent sur la flambée du prix de l’alimentation animale et de l’énergie. Pour que les exploitants puissent s’en sortir, le Syndicat national des labels avicoles de France plaide pour une hausse du prix final de vente des œufs de 2 centimes par coquille. Soit 12 centimes la boîte de six.

Aujourd’hui, Philippe Jéhan est rémunéré 8 centimes par œuf vendu. Si celui-ci est déclassé à cause d’une qualité moindre, ce sera 3 centimes seulement. Sa production, vendue par la coopérative Agrial, se retrouve dans les rayons de supermarchés sous la marque «Œuf de nos villages». «Vous allez le trouver à 25 centimes pièce, donc il faut se demander où passe le reste de la marge», interpelle l’agriculteur âgé de 50 ans, longtemps acteur du syndicalisme agricole. Ancien président de la FDSEA (syndicat majoritaire) de la Mayenne, il a lâché son mandat il y a trois ans pour se concentrer sur sa famille et son exploitation. Grâce à son label rouge, Philippe Jéhan est plus indépendant que ses collègues qui travaillent sous contrat d’«intégration», des systèmes plus intensifs où les éleveurs sont finalement de simples prestataires pour les industriels et ne sont propriétaires de rien. Lui possède ses propres bâtiments et ses poules. Malgré tout, il est obligé d’acheter les volailles (qu’il élève pendant un peu plus d’un an) à la coopérative Agrial (le prix ne se négocie pas), tout comme la nourriture. «On est concertés puisque c’est une coopérative, mais on n’a pas le choix», détaille l’exploitant.

Il fait les comptes de tête : «Pour la production d’œufs, je paye 5 000 euros [l’achat] de poules par mois, 15 000 euros d’aliments, et 2 000 euros de salaire chargé [pour rémunérer un employé] sur un chiffre d’affaires mensuel de 27 000 euros. Sans compter les 440 000 euros d’investissements pour mes deux bâtiments.» Il estime que le prix de la nourriture pour ses animaux a augmenté de 30% ces derniers mois, alors que «l’alimentation représente plus des deux tiers des charges en volaille». Selon l’Insee, cette hausse était d’environ 15% en novembre 2021, par rapport au même mois l’année précédente.

Malgré tout, la filière œuf tient mieux le coup que d’autres secteurs agricoles face à la montée du prix des matières premières. «Dans notre cahier des charges label rouge, le prix de l’œuf est indexé sur celui de l’aliment», se félicite l’éleveur. Cela lui a jusqu’ici permis de limiter les pertes. Mais c’était sans compter sur des modifications de ce cahier des charges intervenues cet été, qui obligent notamment le producteur à marquer lui-même ses œufs (avec les dates de ponte et de limite de consommation), sur son élevage, avant de les envoyer en centre de conditionnement. «On doit investir dans deux machines à 2 000 euros chacune, et cela nous prend plus de temps, regrette Philippe Jéhan. Le prix des poules pondeuses que l’on doit acheter a aussi augmenté, et on doit les élever quatre semaines de plus, ce qui coûte plus cher.» En additionnant ces dépenses supplémentaires à toutes ses charges, l’éleveur constate que, dans les faits, la hausse des matières premières n’est finalement pas répercutée sur le prix d’achat de ses produits par sa coopérative. «Je perds de l’argent cette année», assure-t-il. Comme d’autres agriculteurs, il plaide pour une augmentation du prix de la boîte d’œufs, même si cela pèserait sur le panier des ménages.

Alors qu’il s’est lancé dans la production d’œufs et de volailles de chair pour diversifier l’exploitation reprise à son beau-père en 1996 (qui ne faisait à l’époque que de la vache laitière), cette figure du monde agricole des Pays-de-la-Loire n’a plus l’air de croire en l’action publique. La nouvelle loi Egalim «pour une juste rémunération des agriculteurs», promulguée en octobre, est selon lui un «écran de fumée». Au niveau de son exploitation, que ce soit sur sa production d’œufs, mais aussi de volailles de chair, ses 120 vaches laitières, ou ses 110 hectares de cultures, il subit la hausse des prix de plein fouet. «Je payais une tonne d’azote [l’engrais pour les cultures, ndlr] 396 euros l’année dernière, et aujourd’hui, elle est à 850 euros. En lait, même si le prix augmente, ça ne monte pas autant que les matières premières. Tout le monde doit rogner sur ses marges», constate-t-il. Rebondissant sur la polémique née après l’annonce par Leclerc d’une baguette à 29 centimes alors que le prix moyen est à 90 centimes, Philippe Jéhan se montre fataliste : «On ne parle que de ça quelques jours, et pendant ce temps, on nous tord le bras sur tout le reste. L’agriculteur reste toujours la variable d’ajustement.»

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