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Récit

« L'hôpital public risque de s'effondrer en silence »

TEMOIGNAGES (2/2). « Les Echos » ont demandé à des soignants de toute la France de raconter leur quotidien deux ans après le début de la pandémie. Dans le second volet de cette série de témoignages, quatre d'entre eux évoquent la dégradation de leurs conditions de travail et leurs inquiétudes pour l'avenir de l'hôpital public, regrettant que le sujet ne soit pas davantage abordé par les candidats à la présidentielle.

Dans l'unité de soins intensifs de l'hôpital Lyon Sud, à Pierre-Bénite, le 25 janvier 2021.
Dans l'unité de soins intensifs de l'hôpital Lyon Sud, à Pierre-Bénite, le 25 janvier 2021. (Jeff Pachoud/AFP)

Par Elsa Freyssenet

Publié le 18 janv. 2022 à 06:38Mis à jour le 18 janv. 2022 à 10:26

Il y a deux ans, toute la France applaudissait les soignants. Aujourd'hui, l'avenir de l'hôpital public est loin d'être un thème dominant de la campagne présidentielle , alors même que la pandémie perdure. Les soignants se sentent-ils oubliés ? Dans le second volet de notre série de témoignages sur l'état de l'hôpital, quatre d'entre eux racontent leurs façons de tenir malgré l'épuisement, leurs projets et leur inquiétude pour l'avenir de notre système de santé.

« Un vrai débat d'élection présidentielle »

Véronique Hentgen

Véronique HentgenKim Roselier pour « Les Echos »

Véronique Hentgen

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Pédiatre et spécialiste des maladies rares à l'hôpital de Versailles

« En l'espace de deux ans, le staff infirmier des urgences pédiatriques où je fais des gardes s'est entièrement renouvelé : je n'y connais plus personne. Dans mon service de pédiatrie, nous aurions dû fermer quatre lits pendant les Fêtes, faute de personnels, mais devant le nombre d'enfants à hospitaliser, nous les avons maintenus ouverts malgré le fait qu'il n'y avait pas assez d'infirmières. Certains jours, une infirmière devait s'occuper de 12 enfants hospitalisés. Or l'hiver est une saison chargée en pédiatrie à cause des bronchiolites. Les enfants ne développent pas de formes graves de Covid, mais ils arrivent avec le Covid en sus de la maladie pour lesquels on les hospitalise, ce qui nécessite des règles d'isolement supplémentaires et augmente la charge de travail des équipes soignantes.

Le Covid a été un révélateur et un accélérateur de la crise de l'hôpital public qui est bien plus ancienne. Pour moi, la bascule s'est faite en 2019. Bien sûr, il y a eu les augmentations de salaires du Ségur, mais ce qui fait fuir les infirmières et les aides-soignantes, c'est d'abord la difficulté de faire correctement leur travail pour le bien des patients, le temps perdu en actes administratifs et le manque de temps pour le 'care'.

Sur ce point, le Ségur n'a rien réglé. 'Je ne peux pas faire correctement le boulot et en plus on me rappelle tout le temps pour des remplacements et des heures sup', me disent celles qui partent. Elles estiment sacrifier leur vie de famille pour un travail qui n'a plus de sens. Tout l'automne, elles étaient en colère contre les médias qui en faisaient des tonnes sur les questions identitaires, alors que l'avenir de notre système de santé et les moyens que le prochain gouvernement donnera (ou pas) pour le préserver seraient un vrai débat d'élection présidentielle. Pour ma part, je crains de voir l'hôpital public s'effondrer en silence. »

« C'est dingue ce que l'institution obtient de nous »

Julie Darras

Julie DarrasKim Roselier pour « Les Echos »

Julie Darras

Infirmière anesthésiste dans un hôpital francilien

« Lors d'une garde fin décembre, un collègue a dû rentrer chez lui : il avait de la fièvre, les yeux brillants ; il était positif au Covid et très fatigué, mais il était quand même venu pour ne pas nuire au bon fonctionnement du service. C'est toujours compliqué de trouver des remplaçants au pied levé ! C'est dingue ce que l'institution demande et obtient des soignants : on peut venir travailler avec des symptômes dits 'légers' mais en réalité épuisants.

Les infirmiers de bloc opératoire sont pas mal touchés par le Covid. Nous avons souvent à peine une demi-heure pour déjeuner : nous n'allons donc pas au self, et nous nous retrouvons dans des salles de repos exiguës. Quand je vois qu'il y a trop de monde, je vais fumer une cigarette dehors plutôt que de déjeuner. C'est mal de fumer [Rires], mais je n'ai jamais eu le Covid et je préfère me préserver. Nous nous remplaçons souvent entre collègues, nous bouchons les trous : récemment, je suis allée en salle de réveil au pied levé car un infirmier de cette salle avait dû descendre aux urgences.

Je fais 24 heures supplémentaires par mois pour arriver à un salaire de 2.900 euros net, augmentation du Ségur comprise, avec un diplôme bac+5 et 10 ans d'ancienneté. Cette augmentation a été une avancée, c'est certain, mais l'argent n'améliore pas la qualité des soins que l'on peut apporter au patient. Et cette qualité dépend du temps qui nous est alloué dans nos prises en charge. En salle de réveil, j'ai dû me battre avec le logiciel (qui n'est pas le même qu'au bloc) pour consulter le dossier des patients et les consignes des médecins au point de me dire que les anciennes transmissions papier avaient du bon. J'ai d'ailleurs perdu la bataille et laissé une collègue se charger de la partie informatique.

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Au bloc, la programmation opératoire est telle (merci la tarification à l'acte !) qu'il n'y a plus de marge pour les imprévus. Or, l'humain est par définition imprévisible. Une opération qui dure plus longtemps que prévu ou plus simplement un patient stressé au moment de l'anesthésie peu faire déborder le programme. Il est prouvé qu'on se réveille comme on s'endort : un patient anxieux qu'on ne prend pas le temps de rassurer avant l'anesthésie gardera une angoisse de l'anesthésie pendant des années car le corps a une mémoire. Quand on refuse d'en rabattre sur la qualité des soins, on déborde sur l'horaire programmé dans les tableaux Excel et il n'est pas rare qu'on doive reporter les dernières opérations de la journée.

Je comprends le découragement des collègues. Je résiste encore en me lançant dans des projets qui renouvellent la curiosité et me sortent la tête du Covid. La première vague avait montré un problème de communication entre nous. Avec deux autres infirmières du bloc, nous avons donc créé un journal interne mensuel. C'est utile au service et cela crée du lien. Nous listons les arrivées et les départs ainsi que les informations principales de la vie du service, mais nous rédigeons aussi une rubrique historique sur l'anesthésie, la réanimation ou la chirurgie, des portraits ou encore le mot du mois. Mon préféré est 'ultracrépidarianisme', ce qui signifie donner son avis sur un sujet sur lequel on n'a pas assez de compétences. C'est l'autre épidémie en cours depuis deux ans. [Rires.] »

« Ce qui me fait tenir, c'est l'esprit d'équipe »

Pascale Bladt

Pascale BladtKim Roselier pour « Les Echos »

Pascale Bladt

Cadre de santé au service de pneumologie de l'hôpital de Saint-Denis

« Il y a deux ans, les Français nous applaudissaient tous les soirs à 20 heures, beaucoup d'habitants de Saint-Denis étaient venus nous aider en apportant des habits pour les malades, des gâteaux et des dessins pour les soignants. Cette solidarité était très précieuse, elle nous a aidés à tenir et cela me paraît loin. Les gens sont lassés des restrictions, ils font moins attention aux gestes barrières et je peux le comprendre.

Sauf que cela a des conséquences, sur eux et leurs proches, qui peuvent tomber malades, et sur nous, qui les soignons. Il arrive que des familles nous rabrouent quand on leur demande de mettre le masque à l'hôpital et que d'autres nous reprochent de ne pas être constamment au chevet de leur malade. Même si ces gens sont très minoritaires, cela nous marque. Probablement à cause de la fatigue et de la lassitude. Nous avons vu beaucoup de gens mourir depuis le début de la crise, c'est épuisant psychologiquement et des images restent gravées en nous.

Ce qui me fait tenir, c'est l'esprit d'équipe : avec les infirmières et les aides-soignantes, nous nous serrons les coudes et nous sommes attentives les unes aux autres pour passer les coups de blues.

Nous étions soudées avant l'arrivée du Covid. Du coup, je n'ai eu à déplorer aucun départ, à l'exception d'une personne qui a pris sa retraite. Depuis la première vague, nous avons aussi développé l'entraide interservices et le dialogue entre les médecins et les équipes paramédicales. C'est un effet bénéfique de cette crise.

Je n'oblige pas les infirmières et les aides-soignantes à faire des heures supplémentaires : je n'appelle que celles qui se sont signalées par avance comme volontaires et je m'y tiens, car elles ont le droit de faire autre chose de leur vie que d'être à l'hôpital. Pour les patients Covid ou lorsque la charge de travail est trop lourde, j'obtiens du personnel supplémentaire, mais j'aimerais bien en avoir davantage hors période de crise, car nos patients de pneumologie font aussi des décompensations respiratoires.

L'augmentation du Ségur (qui n'a pas concerné les cadres) était bienvenue pour les personnels, mais on ne peut pas s'empêcher de comparer nos salaires avec ceux, bien plus élevés, d'autres professions qui n'ont pas de vies humaines entre leurs mains. Pendant des années, les politiques n'ont juré que par l'ambulatoire, supprimant des lits d'hôpitaux à tour de bras. Puis, avec la pandémie, ils se sont rendu compte qu'on manquait de lits. Alors je ne prête pas trop attention aux promesses de campagne, j'attends de voir plutôt que d'espérer. Cela évite d'être déçu. »

« Je suis inquiet pour la suite »

Pr Marc Lone

Pr Marc LoneKim Roselier pour « Les Echos »

Pr Marc Leone

Chef du service d'anesthésie-réanimation de l'hôpital Nord à Marseille

« La plupart des patients non vaccinés que nous accueillons en réanimation ne sont pas des antivax ; ils étaient juste persuadés que cela ne leur arriverait pas à eux : parce qu'ils sont jeunes ou sportifs ou qu'ils ne pensaient pas avoir de comorbidités. Comme cet homme de trente-deux ans atteint d'une hypertension artérielle mais qui ne pensait pas être une personne à risque.

Le niveau de vaccination est faible dans les quartiers nord de Marseille. L'état du débat public n'aide pas leurs habitants à y voir clair, car il introduit le doute sur la vaccination ou la dangerosité du virus chez des gens déjà défiants à l'égard des institutions. Cela dit, quand ils arrivent en réanimation, ils ont déjà fait du chemin par rapport à la propagande antivax. Souvent ils regrettent, mais en aucun cas nous ne sommes là pour leur faire la morale. Tout comme on ne la fait pas à ceux qui conduisent sous emprise de l'alcool et ont un accident.

Pour nous soignants, le serment d'Hippocrate n'est pas une vague charte mais une doctrine fondatrice : à aucun moment, les opinions ou les croyances d'un patient ne doivent influer sur notre prise en charge. Alors on continue : l'hôpital Nord est passé de 39 lits de réanimation à 44, dont 32 sont occupés par des patients Covid. C'est plein, mais on ne dépasse pas les sommets des vagues précédentes. Sauf qu'au bout de deux ans, les soignants ressentent une grande lassitude. Grâce à la dynamique de groupe, je n'ai eu à déplorer aucun départ dans mon service. Je m'en félicite, mais je ne m'en glorifie pas, car une seule défection pourrait tout déstabiliser.

Pendant des années, on a vu des cabinets d'expertise nous expliquer comment gérer les soins et les personnels à partir de tableaux sur le coût et le temps optimal pour chaque acte, sans prévoir de marges de manoeuvre pour les aléas de la vie. Puis face à la pandémie, on s'est aperçu que les marges de manoeuvre pouvaient avoir du bon. L'hôpital public dans son ensemble a montré sa résilience et absorbé la crise. Mais je suis inquiet pour la suite. Car les rustines et les ajustements ne suffiront pas. Si on n'aide pas l'hôpital public à redevenir attractif - par des moyens mais aussi en arrêtant de lui demander de faire tout et son contraire -, il y a un moment où l'effondrement sera tel qu'on privatisera. Pour avoir voyagé et vu d'autres systèmes de santé, la population serait vraiment perdante. »

VIDEO - Covid-19 : les chiffres clefs de l'épidémie en France

Elsa Freyssenet

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