Dans L’Avenir, de Mia Hansen-Løve (2016), Isabelle Huppert incarne Nathalie, professeure de philosophie dans un lycée parisien. Elle a rendez-vous aux Editions Cartet avec le directeur, qui lui présente ses deux nouvelles recrues chargées du marketing, Amélie et Daniel. Ces derniers veulent remanier son manuel de philosophie. Avec un tableau Excel à l’esprit, ils assènent à Nathalie : « Les analyses qualitatives donnent toujours Cartet gagnant aux suffrages des professeurs, mais les chiffres des ventes sont très favorables à nos principaux concurrents. »
Quand, ensuite, ils lui présentent de premières suggestions de couverture pour sa petite collection d’essais philosophiques, Nathalie s’exclame : « C’est carrément horrible, on dirait des bonbons Haribo ! » Son manuel sera confié à quelqu’un d’autre, et la collection passée aux oubliettes. L’éditeur, en raccompagnant Nathalie au métro, lui confie, un peu piteux : « Ils font leur métier, tu imagines bien que ce n’est pas moi qui les ai engagés… »
Cette scène illustre les angoisses des auteurs d’Hachette face à l’arrivée de Vivendi, le groupe de Vincent Bolloré, dont ils redoutent l’addiction à des rentabilités financières toujours plus élevées. Connu pour ses méthodes de management abruptes, il est en outre suspecté de poursuivre des objectifs politiques.
Si les nouvelles aspirations de Vivendi font naître la crainte parmi les éditeurs et les libraires autant que parmi les auteurs, c’est qu’il s’agit ni plus ni moins, pour celui qui détient déjà Editis, numéro deux de l’édition française, de racheter la maison mère d’Hachette Livre, leader français très bien implanté sur le plan international. Autant dire de casser un duopole pour créer un mastodonte qui regrouperait Hachette, donc des maisons comme Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Lévy, Le Livre de poche, JC Lattès, Dunod, Larousse, Hatier et d’importantes filiales aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Espagne, et Editis, qui englobe Julliard, Plon, Bouquins, Robert Laffont, Bordas, Le Cherche Midi, Nathan, Perrin, La Découverte, 10/18 ou Pocket.
Dans ce dossier hautement sensible, seul Vincent Bolloré sait ce qu’il compte faire
Ce séisme s’annonce à bas bruit depuis l’entrée de Vivendi dans le capital du groupe Lagardère, en avril 2020, et son avancée inexorable vers son contrôle. Initialement, l’offre publique d’achat (OPA) de Vivendi sur Lagardère ne devait pas se concrétiser avant décembre 2022, mais la marche des affaires s’est emballée et, début décembre 2021, le calendrier a été sérieusement resserré. Le groupe Vivendi, qui détenait plus de 45 % du groupe Lagardère mi-décembre 2021, après avoir acquis la participation du fonds Amber Capital, a annoncé sa volonté de déposer, « courant février, une offre publique d’achat visant la totalité des actions Lagardère au prix de 24,10 euros » par titre. Sans attendre, donc, le feu vert de la Commission européenne, qui doit se prononcer sur les risques de concentration dans l’édition.
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