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L’enquête

Ils étaient « nuls en maths » et sont devenus médecins ou ingénieurs

ENQUÊTE// Seuls 37 % des élèves de terminale choisissent les maths depuis la nouvelle réforme. Entre les Français et la matière à l'image trop exigeante, c'est le désamour qui se poursuit. Nous avons retrouvé quelques-uns de ces traumatisés, jugés pendant leur scolarité « bons à rien avec les chiffres » qui ont déjoué le destin à force de persévérance ou la faveur d'une main tendue. Ils racontent comment cette relation spéciale avec les maths a joué dans leur parcours… scientifique.

Pourquoi tant de haine envers les maths ?
Pourquoi tant de haine envers les maths ? (iStocks)

Par Marion Simon-Rainaud

Publié le 27 janv. 2022 à 12:10Mis à jour le 13 févr. 2023 à 16:19

4/20 était sa moyenne en maths au lycée. Aujourd'hui, Dipty est ingénieure informatique. La jeune femme de 28 ans s'est acharnée pour en arriver là. « Quand la conseillère d'orientation a vu mes notes, elle m'a dit : ‘tu ne pourras pas avoir une carrière dans le domaine scientifique'. » Cette phrase brise ses rêves. Elle se sent humiliée. « J'en ai pleuré. »

Mais son envie de comprendre « ce qu'il se passe à l'intérieur des ordinateurs » qu'elle trouve « magiques » est plus forte que son découragement. Dipty décide de se battre contre les profs, contre les décisions des conseils de classe, contre la société qui décide pour elle. « Le fait qu'on me dise que je n'allais pas réussir a été un déclic pour moi ! »

Son bac Sciences et Technologies de la Gestion (STG) en poche, et contre l'avis de ses parents, elle postule à l'école d'informatique Epitech découverte au détour d'une allée d'un salon pour étudiants en 2013. Et conformément à son mantra « when there is a will, there's a way » (en français : s'il y a une volonté, il y a un chemin), elle y entre.

Ses années universitaires sont contrastées : elle adore le code, mais l'ambiance ultra-masculine d'alors est parfois pesante. En plus, elle doit gérer son petit boulot à côté. « J'étais un ovni à l'école ! »

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Une « nulle en maths » chez les GAFA

A la sortie de son école, elle est embauchée dans les plus grosses entreprises tech : Google, Microsoft et Cisco. Dipty fait toujours partie d'E-mma, une association de promotion de la diversité dans la tech. Aujourd'hui, le directeur de son ancienne école, Emmanuel Carli, la prend comme exemple pour inciter les étiquetés « nuls en maths mais passionnés » à ne rien lâcher.

Car cette étiquette de « nuls en maths » peut coller au front et fermer des portes. Depuis les années 1970, en France, les mathématiques ont remplacé le Latin en tant que matière « qui sélectionne », distinguant peu ou prou les bons des mauvais élèves. Dit autrement, ceux qui vont réussir et les autres.

Hélas « ceci est bien une spécificité française », regrette Sébastien Planchenault, président de l'association des profs de maths. Cela remonte à l'expérimentation des « mathématiques modernes » imaginée dans les années 1930, imposée ensuite progressivement à tous les niveaux de 1952 à 1970, renforçant leur mauvaise image.

Un « véritable échec », selon le spécialiste, car les maths sont alors pensées en dehors de toutes connaissances culturelles. Elles sont hors sol. « On était alors sur des mathématiques fondamentales qu'aujourd'hui on ne voit qu'à l'université », explique Sébastien Planchenault. À l'école primaire, des notions comme la théorie des ensembles sont introduites. À partir du collège, l'enseignement devient très abstrait, voire abscons, et les parents ne comprennent plus rien à ce que leurs enfants apprennent.

La réforme des lycées de Jean-Pierre Chevènement en 1985 met fin à cette expérimentation, mais sans progrès notables : on revient aux méthodes d'apprentissage d'avant 1950. Pourtant les dommages collatéraux sont, eux, palpables : les programmes sont coupés, les modules désarticulés et les heures réduites. Depuis, les réformes successives n'ont pas changé fondamentalement la donne, regrette le représentant des profs de maths.

Le chiffre clef

- 18 %

La réforme de 2020 orchestrée par Jean-Michel Blanquer, s'est traduite par un net recul des mathématiques, avec une baisse de 18 % du nombre d'heures entre 2018 et 2020 en première et terminale générale et technologique, au lycée.

Et les élèves le paient au prix fort. Selon le dernier classement PISA (2018), qui teste la capacité des jeunes de 15 ans de 79 Etats, les petits Français ne sont plus les meilleurs en maths. La France n'est plus que dans la moyenne, alors qu'en 2003, elle faisait partie des pays les plus performants. L'étude internationale TIMMS, publiée en décembre 2020, confirme la chute du niveau des élèves français en mathématiques et en sciences. Les élèves de CM1 stagnent en bas du tableau parmi les pays développés.

La tendance à long terme de la France dans les études de l'OCDE est à la baisse : moins trois places en quinze ans. Résultat, le « niveau en mathématiques est un sujet d'inquiétude. Les élèves français ont du mal à utiliser les maths pour résoudre des problèmes de la vie quotidienne, alors qu'ils ont moins de difficultés à maîtriser les concepts et les raisonnements mathématiques », analyse Eric Charbonnier, expert en éducation de l'organisme international.

La France, terreau fertile des médaillés Fields

Paradoxalement, la France avec ses 13 médailles Fields, équivalent du prix Nobel en maths, talonne les Etats-Unis qui en ont reçu 14, avec une population quatre fois et demie plus nombreuse. Mais l'aspect élitiste de cette matière semble la desservir en ce qu'elle renforce l'image d'une matière inaccessible. C'est un des enseignements du rapport écrit en 2016 par le député (et médaillé !) Cédric Villani : les Français ont mal aux maths.

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Sébastien Planchenault se bat contre cette idée reçue. « Je lutte contre ce discours qui dit ‘les uns sont doués', sous-entendant ‘les autres sont nuls' donc perdus à l'apprentissage des maths ! Ce n'est pas vrai. Les élèves en sont les premières victimes. Leur confiance en eux peut être entachée, or c'est ce dont ils ont besoin pour devenir bons en maths », estime Sébastien Planchenault. Un cercle vicieux de l'angoisse et de l'échec.

Pour Marie, 28 ans, aujourd'hui ingénieure en bâtiment, les maths étaient, au début du collège, son point fort. Mais arrivée en troisième, elle a un coup de moins bien. Elle est dyslexique et l'algèbre mélange les chiffres et les lettres. Ce « creux » se traduit sur son bulletin - elle a des mauvaises notes en maths. En fin d'année, sa prof de maths, qui était sa prof principale, avait asséné à sa mère : « Marie ne pourra jamais aller en S. » Cette dernière avait répondu au regard de ses mauvaises notes dans le reste des matières : « Mais elle fera quoi alors ? » Et la prof de lui répondre : « C'est le problème de ces enfants-là, bons nulle part… »

La mère de Marie ne se laisse pas convaincre, obtient un tiers-temps pour sa fille et l'emmène chez un orthophoniste. Soudain, c'est le jour et la nuit. La collégienne apprend à se relire et se relire encore. Puisqu'elle a le temps, elle ne stresse plus. Automatiquement, ses notes remontent. Son brevet en poche, elle entre au lycée. Et malgré ce qu'on lui avait prédit, elle passe en S grâce au forcing de ses parents et sans l'aval des profs. Sans rancunes.

Un problème, deux solutions

Les deux réponses de Marie et Dipty (évoquée au début de cet article) au même problème (les maths) seraient les deux seules solutions pour sortir de l'impasse selon le représentant français des profs de maths. « Il faut soit une volonté de fer mais au prix d'une grande souffrance pour les élèves (le cas de Dipty), soit grâce à une aide extérieure (le tiers-temps de Marie). » Et pour les autres la rupture est consommée.

Jusqu'au lycée, Edouard, 34 ans aujourd'hui, n'avait pas d'aversion particulière pour les maths. Il y a encore pas mal de géométrie et il aime ça. Arrivé au lycée, c'est une autre histoire, il décroche totalement. 4/20 en maths à son bac S - qu'il valide grâce à ses facilités en physique chimie. Il ne cherche pas à faire mieux, « les maths ne [l']intéressent plus », c'est décidé.

Contre les attentes de tous (enseignants et famille y compris), Edouard décroche sa première année de médecine du premier coup. Au fil des études et des stages, l'étudiant se découvre une vocation, non exemptée de chiffres et de calculs certes mais qu'il compense de nouveau par d'autres points forts. « A part aux concours de l'internat en sixième année et encore, je n'ai pas l'impression d'avoir été pénalisé par mon niveau en maths. »

Lui comme beaucoup de professionnels ont pourtant besoin des maths au quotidien. Comme pendant ses études, il fait appelle à sa bonne mémoire visuelle pour retenir les chiffres et les statistiques. Et la géométrie (qui avait disparu au lycée) s'est réinvitée dans son métier, pour son plus grand plaisir.

« Le programme du collège suffit ! »

Sans blouse, mais une calculette sous la main, Marie elle aussi utilise désormais aisément les maths au quotidien (fractions, produit en croix, proportion, géométrie, etc.). « En réalité, pour être ingénieure, le programme de maths du collège suffit », s'amuse-t-elle.

Si Edouard et Marie sont parvenus à s'en sortir, les lacunes en maths sont un handicap (en plus d'une angoisse) pour beaucoup… Selon les résultats de l'étude Piaac, seuls 38 % des adultes maîtriseraient les notions fondamentales permettant les calculs de base (l'addition, la soustraction, la multiplication, la division, la proportionnalité et les pourcentages). Des compétences au demeurant nécessaires pour 68 % des salariés, selon une étude menée en 2013 par Michael Handel, un chercheur en sociologie de la Northeastern University, dans le Massachusetts.

Tout le monde peut y arriver

Heureusement, la science le confirme : les mathématiques sont accessibles à tous. Eric Gaspar, professeur de mathématiques depuis trente ans, créateur du programme de neuroéducation Neurosup, le confirmait à nos confrères du Point en 2018 : « Les neurosciences ont démontré la réalité de la plasticité cérébrale, qui met fin au mythe du déterminisme en maths : on ne naît pas nul en maths, pas davantage qu'on ne l'est à vie. […] Les IRM fonctionnelles montrent qu'au bout de deux heures d'apprentissage, des connexions nouvelles se créent entre les neurones, que le cerveau change son architecture interne. Tout le monde peut devenir doué. »

L'enjeu est donc bien identifié : dédramatiser le blocage de certains pour les maths. Reste à débloquer les élèves comme les adultes. La psychopédagogue Anne Siety en a fait sa spécialité. Depuis près de trente ans, l'auteur de Mathématiques, ma chère terreur (Ed. Broché, 2001) et de Qui a peur des mathématiques ? (Ed. Retz, 2012) voit défiler dans son cabinet des élèves de 6 à 60 ans traumatisés par les maths - et ces dernières années elle accompagne plus d'adultes que d'enfants. Preuve s'il en fallait que le poids des maths est lourd à porter.

Faire de son blocage une chance

« Chaque jeune de 30 ans qui vient me voir a l'impression qu'il est le seul au monde à ne pas savoir calculer. C'est terrible, c'est une honte ancrée au plus profond de lui-même. Alors quand il décide de m'appeler, il s'ouvre à ses propres difficultés, retraverse son rapport aux profs, à l'école, à ses parents… C'est un chemin passionnant à parcourir », explique l'experte.

C'est terrible, c'est une honte ancrée au plus profond de lui-même.

Anne Siety, psychopédagogue

Sébastien Planchenault, président de l'association des profs de maths, plaide pour une pluralité de méthodes d'apprentissage des mathématiques. Sur YouTube, la recette pluridisciplinaire de Mickaël Launay, prof de maths et créateur de la chaîne MicMaths cartonne, quitte à faire des featuring avec des influenceurs comme McFly et Carlito en 2019.

Dans son livre Echec et maths (Ed. Seuil, 1973), la professeure de mathématiques et chercheuse en pédagogie Stella Baruk écrit : « Il n'y a pas de raison à l'échec en maths, il n'y a que des raisons. » Des raisons qu'elle essaie de comprendre, en interrogeant le rôle que joue la langue dans les erreurs. Il faut les comprendre pour savoir ce que l'élève a entendu, et oublier « l'explication paresseuse de l'élève en difficulté ».

Changer les termes du sujet

Dernier volet et pas des moindres : la formation des profs de maths. En tant qu'enseignant, il ne faut jamais condamner un élève, recommande l'Association des profs de maths de France. « C'est dramatique les profs qui écrivent ‘n'a pas les capacités de !' Tout se travaille, surtout en maths. Parfois, on ne se rend pas compte du mal que nos mots peuvent causer », souligne le président. Lui est un fervent de l'effet Pygmalion : « Si on y croit, on va y arriver ! »

Et ça développe une force hors du commun. C'est en tout cas ce que pense Dipty qui grâce à son combat contre (pour ?) les maths : « J'étais la fille timide au fond de la classe, je n'osais pas mais j'ai appris à me battre pour ce que je voulais. Je n'ai pas eu un parcours linéaire, mais aujourd'hui je sais valoriser ce chemin en zigzag. » Même constat chez Edouard, c'est parce qu'on lui avait promis l'échec qu'il a réussi - avec ou sans les maths.

Les maths font-elles peur aux profs, aussi ?

Aujourd'hui, la pénurie de profs de maths est historique. Plus alarmant encore, la baisse de candidats au concours du Capes dans cette matière : entre 2010 et 2020 le nombre de candidats présents aux épreuves a fondu de 30 %. Résultat, le nombre d'admis au Capes et à l'agrégation ne représente plus que 60 % des postes à pourvoir.

Marion Simon-Rainaud

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