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Derrière la façade des bouquinistes parisiens

Les plus célèbres libraires du monde veulent sortir de l'ombre et se défaire d'une image vieillissante. La Mairie de Paris vient de lancer un appel à candidature pour octroyer 18 emplacements vacants sur les quais de la Seine. Soixante et onze dossiers sont sur la table.

Avec les beaux jours qui se profilent, les bouquinistes des quais de Paris gardent le moral après plusieurs années de marasme dues aux « gilets jaunes », au Covid-19 et à l'incendie de Notre-Dame.
Avec les beaux jours qui se profilent, les bouquinistes des quais de Paris gardent le moral après plusieurs années de marasme dues aux « gilets jaunes », au Covid-19 et à l'incendie de Notre-Dame. (Simon LAMBERT/HAYTHAM-REA)

Par Richard Hiault

Publié le 22 févr. 2022 à 07:45Mis à jour le 22 févr. 2022 à 16:47

Resplendissant, le soleil hivernal réchauffe l'ocre des tours de Notre-Dame qui s'impriment sur le bleu du ciel. Au 36, quai des Orfèvres, la tour pointue où Georges Simenon loge le bureau du commissaire Maigret dresse son fameux clocheton. De l'autre côté de la Seine, les badauds ont le choix de rejoindre la place Saint-Michel à gauche ou de prendre, sur leur droite, le quai de Conti. Direction l'Institut de France et la célèbre coupole de l'Académie française. Chemin faisant, ils ont tout le loisir de dénicher un livre ancien, une estampe, un plan du vieux Paris ou encore une affiche de mode, une gravure ou une BD ancienne, un disque vinyle…

Face au Louvre, les badauds sont en quête de livres rares chez les bouquinistes.

Face au Louvre, les badauds sont en quête de livres rares chez les bouquinistes.Richard Hiault

Sans forcément le savoir, ils y côtoient de « pauvres libraires qui n'ayant pas le moyen de tenir boutique ni de vendre du neuf estaloyent (étalent) de vieux livres sur le Pont-Neuf, le long des quais ». Telle est la définition fournie en 1690 par le dictionnaire de Furetière pour décrire la plus célèbre corporation des vendeurs de livres d'occasion du monde entier, les bouquinistes parisiens.

Dès le XVIIe siècle, les marchands de livres d'occasion qu'un arrêt royal de 1577 assimile à « des larrons et receleurs » s'établissent autour du Pont-Neuf. Ils ne le quitteront plus et s'étendent même le long des berges de la Seine. Aujourd'hui, tout autour de l'île de la Cité , le coeur de Paris, ils sont quelque 240 bouquinistes sur plus de 3 kilomètres à exploiter un millier de boîtes couleur « vert wagon » pour environ 300.000 livres d'occasion à la vente.

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L'incendie de Notre-Dame et le déménagement du tribunal de Paris dans le XVIIe arrondissement ont aussi participé à la baisse de notre activité.

Alain PruvotBouquiniste

Malgré le soleil presque printanier, l'heure est à la morosité. C'est ce que laisse entendre Jérôme Callais, le président de l'Association culturelle des bouquinistes de Paris. « En semaine, seulement 20 % des boîtes sont ouvertes alors que nous devrions être à 40 %. Durant le week-end, le nombre augmente un peu. On monte à 50 %. Nous sommes encore loin des 70 % en temps normal », s'attriste-t-il.

Jérome Callais, le président de l'Association culturelle des bouquinistes de Paris milite pour que les bouquinistes soient inscrits au patrimoine mondial immatériel de l'Unesco.

Jérome Callais, le président de l'Association culturelle des bouquinistes de Paris milite pour que les bouquinistes soient inscrits au patrimoine mondial immatériel de l'Unesco.LEWIS JOLY/JDD/SIPA

Fragilisés successivement par la contestation des « gilets jaunes » et ses débordements puis par la pandémie de Covid-19 qui les a contraints à fermer pendant les deux premiers confinements, les bouquinistes souffrent. Installé près de l'Hôtel de Ville, quai de Gesvres, Alain Pruvot confirme en y ajoutant deux autres événements funestes : « L'incendie de Notre-Dame et le déménagement du tribunal de Paris dans le XVIIe arrondissement ont aussi participé à la baisse de notre activité. » L'absence de touristes, qui représentent environ la moitié de leur chiffre d'affaires, se fait cruellement ressentir. « Un quart seulement de notre clientèle vient d'Ile-de-France », ajoute Jérôme Callais.

Guère diserts sur leur niveau de vie, les bouquinistes abondent généralement dans le même sens : « N'espérez pas faire fortune. On gagne à peine le SMIC. Mieux vaut avoir un revenu de complément », concède l'un d'eux. Le chiffre d'affaires oscille entre 500 et 1.000 euros la semaine. Même si la marge peut être forte - un livre de poche est revendu entre 3 et 5 euros pour un coût d'achat de 50 centimes - l'activité reste irrégulière. Certains jours, aucune vente n'est conclue. « Dans les bonnes périodes, je peux atteindre les 1.500 euros brut, soit 800 en net », commente un bouquiniste. Un autre revendique un chiffre d'affaires d'environ 30.000 euros l'an. « Heureusement que ma femme est salariée. Pour nous, c'est le conjoint qui fait bouillir la marmite », dit-il. Mais pour rien au monde, il n'abandonnerait son poste.

Aide de l'Etat

Crise sanitaire oblige, le gouvernement ne les a pas tous abandonnés. « J'ai reçu une aide de l'Etat pour compenser ma perte de chiffre d'affaires », reconnaît Pascal Corseaux, 57 ans, bouquiniste depuis 25 ans quai de Conti. Plus loin, un autre confie n'avoir rien eu. « J'ai morflé avec le Covid, comme tout le monde », reconnaît Alain Huchet, 61 ans, lui aussi bouquiniste quai de Conti spécialisé dans l'art de la table et l'oenologie. Ancien chef cuisinier - il a notamment travaillé au palais du roi d'Arabie saoudite dans les années 1980 - il est proche de la retraite. « Je n'envisage pas d'arrêter. J'ai une clientèle fidèle. Beaucoup de cuisiniers du monde entier, du Japon, du Brésil, me connaissent », assure-t-il.

Si l'on se donne la peine et qu'on est sérieux, on s'en sort.

Jérôme CallaisPrésident de l'Association culturelle des bouquinistes de Paris

« Si l'on se donne la peine et qu'on est sérieux, on s'en sort », assure Jérôme Callais. En véritable puriste, il s'insurge contre les vendeurs de « colifichets » pour touristes. Une activité qui permet de gonfler un peu ses recettes. « C'est la lèpre des quais », fustige-t-il même s'il constate une baisse de ce type de vente, absence de touristes oblige. En son temps, une pétition avait été lancée contre ces vendeurs du temple. « La Mairie n'a rien fait », déplore David Nosek, bouquiniste depuis 40 ans, aujourd'hui quai du Louvre.

Pourtant, officiellement, la Mairie de Paris veille au respect des règles. C'est ce qu'assure Olivia Polski, adjointe à la Maire de Paris chargée du Commerce, de l'Artisanat, des Professions libérales et des Métiers d'art et de mode. Sur les quatre boîtes d'un emplacement que possède chaque bouquiniste, une seule est réservée à la vente de souvenirs (aimants pour le frigo, dessous de verre, tours Eiffel en plastique, porte-clés, reproduction de peintures de Paris made in China, etc.). Il n'empêche que pour ceux situés aux abords des monuments historiques comme Notre-Dame, les affaires peuvent être juteuses.

Appel à candidature

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La communauté entend bien se recentrer sur le coeur véritable de son activité : le livre d'occasion. Et le faire savoir. Les bouquinistes veulent se débarrasser de leur image un peu vieillotte qui leur colle à la peau. D'où l'importance d'apporter du sang neuf. « 80 % des bouquinistes ont plus de 50 ans, 40 % ont plus de 65 ans », observe Jérôme Callais. « Si aucun renouvellement n'est fait, nous disparaîtrons. C'est aussi simple que ça. » Dans la morosité ambiante, l'espoir est intact. Le métier attire encore. La Mairie de Paris a ouvert un appel à candidature pour 18 emplacements vacants sur les quais. Les intéressés avaient jusqu'à 18 février pour manifester leur intérêt. Au final, la mairie de Paris a reçu 71 candidatures. «C'est le plus grand nombre de candidats depuis dix ans», s'est réjouie Olivia Polski.

Nous serons vigilants sur la qualité des dossiers. Nous recherchons avant tout des spécialistes du livre pour faire perdurer la plus grande librairie à ciel ouvert du monde.

Olivia PolskiAdjointe à la Maire de Paris

La commission qui rassemble une quinzaine de personnes - bouquinistes, experts, représentants de la Mairie - livrera son verdict le 11 mars. « Nous serons vigilants sur la qualité des dossiers. Nous recherchons avant tout des spécialistes du livre pour faire perdurer la plus grande librairie à ciel ouvert du monde », assure Olivia Polski. A 68 ans, Victoire compte bien être choisie. Compagne de Tai-Luc, le créateur du groupe rock La Souris déglinguée, lui-même bouquiniste quai de Gesvres, elle veut ses propres boîtes pour avoir le « privilège de vendre des anciens livres et non des souvenirs ».

Bouquiniste depuis 2019, Camille Goudeau apporte du sang neuf à la communauté.

Bouquiniste depuis 2019, Camille Goudeau apporte du sang neuf à la communauté.Richard Hiault

Un peu plus loin, en face de la statue d'Etienne Marcel qui longe la Mairie, Camille Goudeau, jeune trentenaire, exerce depuis décembre 2019. « Je suis arrivée à Paris dix ans auparavant. Je remplaçais mon père, lui-même bouquiniste. C'est comme cela que j'ai appris les ficelles du métier ». Camille était ce qu'on appelle dans le jargon une « ouvre-boîtes », en quelque sorte un des mousses de la communauté. Auteure chez Gallimard - elle vient d'écrire son premier roman (« Les Chats éraflés ») dont l'action se déroule dans le milieu des bouquinistes, Camille Goudeau s'active au redressement de l'image de la corporation.

« Nous avons perdu la jeune clientèle parisienne qui s'imagine que nous vendons des vieux grimoires et des souvenirs », dit-elle. Avec le concours de Gallimard, Denoël, Futuropolis, et une aide financière d'Agnès B, elle est à l'origine, avec Elena Carrera, sa voisine bouquiniste, du Festival « Paname bouquine » . Après une édition zéro en septembre dernier, pour la deuxième fois, le festival se déroulera les 18 et 19 juin prochains. « Des séances de dédicaces de livres sont notamment prévues, annonce-t-elle. Le but est de faire venir le public nous voir, rendre la littérature à la rue. »

Depuis 1891 les bouquinistes réclament sans succès de disposer d'un éclairage de leur boîte. Ce qui permettrait durant l'hiver de rester ouvert plus longtemps au lieu de fermer boutique en milieu d'après-midi.

Jérôme Callais

Autre moyen d'accroître l'audience : l'utilisation d'Internet. Attention, les bouquinistes se défendent de vouloir vendre via la toile, le but étant quand même la rencontre, l'échange, le dialogue au milieu de l'écrin parisien. Il n'empêche que « certains n'hésitent pas à mettre en scène leurs boîtes sur les comptes Instagram qu'ils ont créés », observe Camille Goudeau.

Près de ses boîtes, David Nosek est à l'origine du site Internet dédié aux bouquinistes parisiens.

Près de ses boîtes, David Nosek est à l'origine du site Internet dédié aux bouquinistes parisiens.Richard Hiault

David Nosek, lui, s'est aussi intéressé à la toile en créant, en 2020, le site « bouquinistesdeparis.com » où seuls les bouquinistes sont habilités à vendre leurs livres aux clients intéressés. « Charge à eux de les recevoir par la poste ou de venir les chercher sur place. Pour l'heure, une cinquantaine se sont inscrits pour une offre d'environ 15.000 ouvrages », explique-t-il.

Bientôt répertorié à l'Unesco ?

Ardent défenseur de ce métier séculaire, Jérôme Callais a déjà obtenu une place de choix pour les bouquinistes au Salon annuel du livre rare qui, cette année se tient au Grand Palais Ephémère, sur le Champ-de-Mars du 23 au 25 septembre. « Une centaine de portraits des bouquinistes du photographe Alain Cornu y seront exposés », dévoile-t-il. Mais son grand combat, c'est de faire inscrire les bouquinistes au Patrimoine culturel immatériel de l'Unesco . « Cette année, c'est la baguette française qui est en lice. Je vise plutôt 2024 où nous serons probablement en concurrence avec les plombiers zingueurs des toits de Paris. J'attends la fin de l'élection présidentielle pour relancer le dossier », détaille-t-il.

Les initiatives de communication ne manquent donc pas même si Jérôme Callais aimerait bien que la Mairie de Paris en fasse un peu plus pour aider ces libraires emblématiques de Paris. « Depuis 1891, les bouquinistes réclament sans succès de disposer d'un éclairage de leur boîte. Ce qui permettrait durant l'hiver de rester ouvert plus longtemps au lieu de fermer boutique en milieu d'après-midi », regrette-t-il. En attendant des jours meilleurs, il est une constante chez les bouquinistes : leur passion inébranlable. Aucun n'envisage de laisser tomber et de prendre sa retraite. « Tous ceux que je connais qui sont partis, c'est pour le cimetière », lâche Alain Pruvot.

Richard Hiault

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