Les interprètes du tribunal de Bobigny, un rouage essentiel de l'action judiciaire

Au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis), des interprètes de justice interviennent chaque jour pour assurer le déroulé des procès en langue étrangère. Rencontre avec l'un d'eux.

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Au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis), des interprètes de justice interviennent quotidiennement pour assurer le déroulé des procès en langue étrangère. (©AM/Actu Seine-Saint-Denis)
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Dans la bâtisse qu’est le tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis), il y a un bureau peu imposant. Cet espace de quelques mètres carrés est capital pour la justice. C’est le point de convergence des traducteurs et interprètes de justice, un métier discret, mais crucial pour assurer à tous l’accès à un procès équitable et bien compris.

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Bobigny, plus importante juridiction de France pour les interprètes

Une fois passé la porte de ce bureau, on peut y trouver, s’il n’est pas requis dans une affaire, Elsadiq Obieda. Il officie à Bobigny depuis 2019, après 22 ans passés en tant qu’interprète.  Maitrisant la langue arabe, il occupe le poste de traducteur-interprète coordinateur. « On a la charge de faire appel à des interprètes indépendants pour les besoins de procès ou autre, explique-t-il.  « C’est un poste à plein temps, et on n’a pas le temps de faire autre chose. »

Pachtou, sarakolé, bengali, amharique… « En termes de traitement de langues, le tribunal de Bobigny est la plus grosse juridiction française à utiliser des interprètes. » Pour preuve, il sort un registre, plutôt épais. Il s’agit d’un agenda où sont consignés le nombre d’interprètes qui interviennent. Chaque page, correspondant à un jour, est noircie d’une dizaine de lignes. Ces lignes indiquent les interprètes l’affaire et leur langue.

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Chaque ligne du cahier correspond à un interprète convoqué pour dans le cadre d’une affaire judiciaire. (©AM/Actu Seine-Saint-Denis)

« On a quelqu’un qui parle agni [une langue vernaculaire de Côte d’Ivoire, nldr], c’est la première fois que je vois ça », dit-il en parcourant le registre de ses doigts. La langue des signes est, au grand regret de Elsadiq Obieda, peu présente.

C'est une branche vraiment difficile. Ils ne veulent pas venir en justice, car ce n'est pas payé convenablement et surtout, la justice a un agenda irrégulier. On les appelle pour venir le lendemain ou dans une semaine, alors qu'ils sont déjà surchargés de travail.

Elsadiq Obieda

De prime abord, un quelconque rapport entre la géopolitique et l’affluence à la permanence des interprètes semble tiré par les cheveux. Et pourtant. « Avec la crise ukrainienne actuelle, on peut s’attendre, en lien avec les flux migratoires, à voir des traducteurs ukrainiens nous proposer leurs services. Cela avait été le cas avec l’Irak et l’Afghanistan. »

Des interprètes exposés à la violence des affaires

Lorsqu’ils sont appelés à traduire les propos d’un accusé ou d’un représentant de la justice, les interprètes n’ont pas toujours connaissance du contexte dans lequel ils vont intervenir. Une situation qui n’est pas sans conséquences, selon les affaires.

« Un interprète qui travaille dans la justice, il est continuellement confronté à des choses atroces, entre celui qui a égorgé sa femme et ses enfants, celui qui a brûlé sa compagne, celui qui a violé sa mère… C’est notre quotidien. Il n’y a pas une semaine où vous n’êtes pas vraiment touchés », explique Elsadiq Obieda. « Parfois, on est amenés à suivre des affaires sur le long terme. On doit interroger la personne sur chaque détail, il faut être précis et avoir les mots justes », tout en gardant ses émotions et son ressenti.

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« La meilleure façon de décrire notre métier, c’est de parler de truchement », explique Éric*, un collègue interprète de Elsadiq Obieda qui a souhaité garder l’anonymat. « On est une passerelle entre la justice et l’accusé, et rien d’autre. Quand on traduit la parole d’un mis en cause, on parle à la première personne. Un bon interprète, c’est celui qu’on ne remarque pas. Nous sommes des machines », ajoute avec un sourire Elsadiq Obieda. 

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Des experts sont désignés en plusieurs langues pour intervenir dans les enquêtes et procès. (©AM/Actu Seine-Saint-Denis)

La neutralité, un équilibre impératif pour les interprètes

Des machines qui doivent maintenir une neutralité à tout prix.  » On doit être impartial, et cela tient autant pour le juge que pour l’accusé. C’est une faute grave d’être d’un côté ou de l’autre. Et c’est très important : vous aimeriez, si vous étiez jugé dans un pays où vous ne parlez pas la langue, que l’on déforme vos propos ? », ajoute Éric. Une rigueur qui s’explique également par la déontologie : les interprètes sont pénalement responsables des mots que qu’ils traduisent. Et leur rôle doit se cantonner à cela. 

« Il y a des cas où des interprètes, dans une même affaire, deviennent témoins parce qu’ils ont cru bon de faire des confidences à un juge sur des choses qu’ils auraient entendus. La bascule peut se faire très vite, il faut être rigoureux », détaille-t-il. « À l’inverse, certaines fois, on rencontre des personnes qui se pensent être interprètes. Et elles confondent le rôle d’assistante sociale, policier, avocat… Nous avons une tâche précise. » 

Une tâche que les interprètes et traducteurs  de Bobigny tentent d’accomplir, parfois dans l’indifférence. « Notre profession est tellement discrète que même le ministère de la Justice ne nous voit pas », assène Eric. Pourtant, des dizaines d’affaires font quotidiennement appel à leurs voix. Le traducteur martèle son attachement à la profession : « Interprète de justice, c’est un métier de passion. Malgré les conditions, ceux qui sont là aiment profondément leur travail. »

*Le prénom a été modifié

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