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Education populaire: être et savoir

Rencontres nationales de l'Éducation populairedossier
Après avoir perdu en autonomie dans les années 70 et 80, au profit des pouvoirs publics, l’éducation populaire tente, depuis une vingtaine d’années, de se relancer autour de nouveaux enjeux contemporains : écologie, numérique, rapport à l’information…
par Benjamin Leclercq
publié le 17 mars 2022 à 22h10
(mis à jour le 19 mars 2022 à 8h07)

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Du 17 au 19 mars 2022, auront lieu à Poitiers les premières Rencontres nationales de l’éducation populaire. Une réponse politique, sociale et culturelle aux enjeux de demain. «Libération» partenaire de l’événement, proposera le 18 mars à 20h30 une table ronde sur le sujet. A suivre sur notre site.

Commençons le paradoxe. Aujourd’hui, en France, l’éducation populaire est partout. Entre les murs des assos, sur les terrains de sport, dans les foyers de jeunes travailleurs, au pied des immeubles, dans les «fablabs», les squats, les MJC… Et pourtant, qui la connaît vraiment ? Ou plutôt… qui la connaît comme telle ? Dans un sondage commandé en 2012 par la Fédération nationale des Francas, les deux tiers des Français interrogés confessaient ne pas savoir à quoi rattacher le terme. Dix ans plus tard, le constat est peu ou prou le même.

Il faut dire, à la décharge de nos incertains citoyens, que la notion – en sus de sa consonance vieillotte – est vaste, et sa définition générale. «C’est la conviction que l’éducation ne se résume pas au temps scolaire, et que les acteurs de la société civile sont tout aussi légitimes que l’école pour y participer», explique Emmanuel Porte, chargé d’étude et de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire. On peut isoler «deux grands invariants dans les expériences menées depuis deux siècles, ajoute l’historien Jean-Claude Richez, favoriser l’accès du plus grand nombre à la culture et faire de cet accès l’une des conditions de la citoyenneté». Le tout, ajoute-t-il, «au moyen de méthodes actives qui font du citoyen l’acteur de son émancipation». «C’est une pédagogie au service de la justice sociale, de la démocratisation culturelle et de la lutte contre l’exclusion», répond de son côté Philippe Meirieu, chercheur, «militant en pédagogie» et président des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active.

Sacrée zone de turbulence

C’est, surtout, une réalité diverse et tangible, à hauteur de femmes, d’hommes et de territoires. Les chiffres collectés par le sociologue Francis Lebon en témoignent (1). Au total, on dénombre plus de 200 000 animateurs et animatrices en France. Chaque année sont délivrés en France quelque 50 000 diplômes du Bafa, tandis que le service civique concerne annuellement 80 000 jeunes. Le secteur périscolaire de la mairie de Paris mobilise à lui seul 15 000 professionnels par an. Sans oublier, sur le plan national, les symboliques colonies de vacances : autour d’1 million d’enfants chaque année. Le tout est porté par un copieux tissu associatif : le Comité pour les relations des associations de jeunesse et d’éducation populaire revendiquait, en 2017, «plus de 630 000 associations d’éducation populaire» et «plus de 6,3 millions de bénévoles». Bref, il y a du monde sur le pont.

Un ensemble protéiforme et multiple, peu aisé à caractériser. «On pourrait, pour schématiser, distinguer trois catégories, tente Francis Lebon. D’abord, le monde de l’animation, qui représente le gros des troupes. Il est peu politisé et s’adresse essentiellement aux enfants. Ensuite, le secteur “officiel”, c’est-à-dire les grandes associations, très intégrées et labellisées par l’Etat. Enfin, plus marginale mais très audible dans le débat, une éducation populaire politique. Volontiers radicale, elle s’adresse, elle, davantage aux adultes.»

Cette dernière, critique à l’encontre des «institutionnels», contribue à sa manière au renouveau du mouvement. Car l’éducation populaire, avant de refaire surface à la fin des années 90, a connu une sacrée zone de turbulence. «Dans les années 70 et 80, elle a été affaiblie par l’effondrement des grands courants idéologiques [marxisme, communisme, christianisme… ndlr] mais aussi par la libéralisation du secteur des loisirs, qui était son fer de lance», souligne Philippe Meirieu. A cela s’est ajoutée «une indifférence croissante des pouvoirs publics et une vassalisation progressive des acteurs, traités comme des prestataires de services par les collectivités».

Rejaillissement du politique

Le procès en institutionnalisation est mené par exemple par les membres de la scop le Pavé (fondée en 2007 et autodissoute en 2014). Le verdict ? L’éduc pop mainstream a trahi ses origines, perdu son autonomie et vendu son âme. «Les grandes fédérations ont renoncé à la transformation sociale, à la coéducation à la démocratie et au pouvoir citoyen, estime Anthony Brault, cofondateur du Pavé, aujourd’hui formateur. Ce faisant, elles ont cédé à une politique publique d’occupation du temps libre.»

Le rejaillissement du politique est, aussi, le résultat d’un cuisant échec : celui de la démocratisation culturelle. Symbole (et bouc émissaire ?) des errements du monde artistique, le Festival d’Avignon incarne pour beaucoup l’entre-soi de classe, la démission du militantisme et l’instrumentalisation d’artistes consentants par le pouvoir politique. Une critique que défend ardemment le militant Franck Lepage (qui nous a poliment éconduit pour «ne pas être associé, ni de près ni de loin, aux Rencontres nationales de l’éducation populaire» réalisé en partenariat avec Libération). Dans une «conférence gesticulée» qui a fait date, cet ex du Pavé, voix la plus écoutée du courant radical, résume le grief : «Cette chose qu’on appelle chez nous la démocratisation culturelle, c’est l’idée qu’en balançant du fumier culturel sur la tête des pauvres, ça va les faire pousser.» «A l’instar d’Avignon, et d’un théâtre qui produit toujours plus de spectacles, mais pour toujours les mêmes publics, l’élitisme pour tous prôné par Antoine Vitez n’a pas eu lieu», estime, lui aussi, Philippe Meirieu.

Dont acte : confrontée à ses propres échecs, l’éducation populaire tente depuis une vingtaine d’années de se réconcilier avec ses idéaux. «Deux dynamiques cohabitent, note le chercheur Emmanuel Porte. La résurgence d’acteurs traditionnels désireux de renouer avec les fondamentaux et l’émergence de nouveaux acteurs, qui se saisissent du référentiel pour l’intégrer dans leur logiciel.» Exemple de ces néoconvertis ? «Le mouvement Attac, le réseau étudiant Animafac, l’asso Unis-Cité ou encore l’Association de la fondation étudiante pour la ville.» Via cette dernière, qui se présente comme «le premier réseau d’intervention d’étudiants solidaires dans les quartiers», 8 000 jeunes mènent chaque année des missions de mentorat dans 350 territoires français.

Regagner l’autonomie perdue

«“Fablabs”, ateliers partagés, universités populaires, initiatives citoyennes pour le climat, l’inclusion ou l’engagement des jeunes dans la vie de la cité… Des milliers de projets fleurissent aujourd’hui en dehors des cadres institués», observe lui aussi l’historien Jean-Claude Richez, pour qui le premier confinement, en 2020, a révélé la présence précieuse de l’éducation populaire dans les territoires en difficulté.

Quid des querelles ? Elles n’inquiètent pas le chercheur Philippe Meirieu. «L’éducation populaire a toujours été un mouvement hétérogène, un fleuve constitué de plusieurs rivières. Scouts, communistes, francs maçons, cathos sociaux, anarcho-libertaires… Cette pluralité la constitue.»

Une pluralité qui a du pain sur la planche. L’époque n’est pas avare de défis. Trois enjeux dominent, note Emmanuel Porte : le rapport à l’information et au savoir ; la transition écologique ; la vie numérique (vie privée, citoyenneté en ligne, accès aux services publics et à une culture partagée).

Un autre front, plus fondamental, consistera à regagner la fameuse autonomie perdue. La municipalisation de l’éducation populaire a fait des dégâts, tout comme le mode de financement par délégation de service public. «Le fonctionnement par appel d’offres condamne la liberté d’initiative des associations», décrypte Jean-Claude Richez. «Il génère une obligation de résultat et une pression budgétaire qui sont incompatibles avec les ambitions de l’éducation populaire», estime Philippe Meirieu. Autre chantier, celui de la reconnaissance de l’animation volontaire. Lui donner un statut spécifique permettrait notamment de la rémunérer plus justement et de l’intégrer à la validation des acquis. Il va falloir, pour convaincre des pouvoirs publics très modérément impliqués, faire œuvre de pédagogie.

(1) Entre travail éducatif et citoyenneté : l’animation et l’éducation populaire, Champ social, 2020.

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