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Libération
Reportage

En Rhône-Alpes, des associations dans le chaudron de la sororité

L’Ebullition et son théâtre forum, Rêv’Elles et son réseau d’«alumnae», Les Orageuses et ses ateliers sur les rapports de pouvoir... focus sur trois structures d’éducation populaire qui sensibilisent aux discriminations de genre et accompagnent les causes féministes.
par Maïté Darnault, correspondante à Lyon
publié le 18 mars 2022 à 8h48

Jouée par deux femmes, la scène dure une dizaine de minutes. L’une souffre d’un mal de gorge et vient consulter un médecin. La soignante parle peu, ausculte la patiente et rédige à la hâte une ordonnance et un arrêt de travail. La malade sort du cabinet puis la femme à la blouse blanche endosse le rôle de la pharmacienne, qui empile sur une table les boîtes de médicaments. «Carte vitale s’il vous plaît, c’est une angine, non ? Je ne sais pas ce que vous a dit le médecin…» lance-t-elle à la cliente qui repart sans plus d’explications. Fin de la représentation.

Les deux comédiennes, Pascale Guirimand et Clémence Emprin, sont en fait animatrices, formatrices et coordinatrices de l’association L’Ebullition, implantée à Romans-sur-Isère (Drôme). Ce mardi 1er mars, elles interviennent à la maison de quartier Saint-Nicolas, territoire défavorisé de cette ville ouvrière. La demi-douzaine d’habitantes qui composent le public sont invitées à rejouer la scène, à trouver «à quel moment on peut réagir différemment, pour que ça se passe mieux», incite Pascale Guirimand. Les improvisations qui se succèdent font appel au vécu de chacune mais aussi à l’audace permise dans cet environnement bienveillant.

«Ici, on peut oser, même si on sait que c’est pour de faux, et si ça rate, il n’y aura justement pas d’impact», encourage Pascale Guirimand. Suivent un débrief des nouvelles saynètes et un topo final sur les droits du patient. Cet atelier fait partie d’un cycle consacré à la santé et utilise un outil phare de l’éducation populaire : le théâtre forum, l’une des formes du théâtre de l’opprimé conceptualisé dans les années 60 par le Brésilien Augusto Boal. Cette méthode interactive permet de déconstruire des moments d’injustice, de domination pour contribuer au «renforcement» des personnes impliquées. L’Ebullition la met au service de la double problématique qui fonde ses actions : les discriminations de genre et les violences sexistes.

«Pression à la virilité» contre «question de la vulnérabilité»

Créée en 2013, cette association est d’abord intervenue dans des établissements scolaires. Mais la nécessité de former les adultes s’est rapidement imposée. L’Ebullition s’adresse aujourd’hui à des professionnels de l’éducation populaire, des animateurs de structures socioculturelles, des personnels de collectivités, en parallèle de groupes d’habitants – essentiellement des femmes – qu’elles accompagnent à Saint-Nicolas et à La Monnaie, un autre quartier populaire de Romans-sur-Isère. L’association a également animé des séances sur «la pression à la virilité» auprès de détenus de la maison d’arrêt de Valence. «On tourne beaucoup autour des questions du soin, du care, en veillant à ne pas réassigner les femmes à ce sujet, détaille Clémence Emprun. Et on essaie d’amener les hommes sur les enjeux de confiance en soi.»

Cette démarche s’applique également au fonctionnement interne de l’équipe de L’Ebullition. «Une certaine tendance du féminisme veut faire de nous des superwomen, or il s’agit de remettre au cœur de nos actions la question de la vulnérabilité», souligne Pascale Guirimand. Mais pas question que ces explorations à la fois intimes et collectives se résument à un «militantisme triste», précise Camille Clochon, cofondatrice de L’Ebullition : «En essayant de prendre aussi soin de nous, plus on traite de sujets durs, plus on a envie de mettre sincèrement de la joie, de la force de vie dans ce que l’on fait.»

En se professionnalisant, l’éducation populaire n’a pas échappé au risque de reproduire les mécanismes de distanciation et de domination qu’elle combat pourtant. A ce titre, la place des femmes en tant qu’actrices de ce mouvement d’émancipation sociale a longtemps constitué un impensé, alors qu’elles en sont un pilier. En France, un ouvrage signé par onze femmes et paru en 2016 (Education populaire et féminisme. Récits d’un combat (trop) ordinaire, aux éditions La Grenaille) a mis en lumière la difficulté des causes féministes à émerger au sein de la fabrique de l’éducation populaire. Ce débat continue de s’enrichir, comme en témoigne la publication, fin 2020, du Manuel d’éducation populaire féministe, du réseau environnemental Les Amis de la Terre.

«Maillon d’une chaîne»

A Lyon, le développement de la première antenne régionale de l’association Rêv’elles, créée en 2013 à Pantin en Seine-Saint-Denis, participe de ce renouveau, en encourageant les nouvelles générations dans cette prise de conscience et cette «mise en mouvement», explique Audrey Rigaud, responsable en Auvergne-Rhône-Alpes de Rêv’Elles. Cette structure cible les jeunes femmes âgées de 14 à 20 ans issues de milieux modestes, afin de les aider à «s’affranchir des déterminismes qui conditionnent les trajectoires de vie». A l’issue d’un programme d’une semaine intensive et d’un suivi s’étalant sur cinq mois, les filles deviennent des «alumnae», soit le «maillon d’une chaîne» qui entend porter les valeurs de l’association : «Liberté, égalité des chances, ambition, pluralité et partage.»

«Nous ne sommes ni l’école ni les parents, poursuit Audrey Rigaud. Nous sommes ce tiers qui va compter dans leur vie, peut-être créer un déclic», qui peut ensuite se prolonger par un engagement citoyen. Afin d’enrichir «le rapport à soi, aux autres et à l’avenir», une notion charpente la démarche de Rêv’elles : la sororité. «Pouvoir dire certaines choses au sein d’un collectif sécurisé de femmes est en fait plutôt rare à leurs âges», remarque Audrey Rigaud. Et en rencontrant des professionnelles reconnues sur leur territoire, elles acquièrent ce fameux premier réseau leur permettant «d’être plus présentes dans la cité».

La place des femmes, tant dans l’éducation populaire que dans la société, demeure un enjeu politique majeur. A Grenoble, le collectif Les Orageuses se met au service de l’«expérimentation permanente qu’est la démocratie». Fonctionnement hiérarchique ou en autogestion, prise de décision, gestion des conflits, organisation et animation des discussions : ses interventions auprès d’associations, de syndicats ou de collectivités s’attachent à «rendre visibles les rapports de pouvoir» et à les transformer pour qu’ils soient «moins destructeurs pour le groupe», explique Solène Compingt, l’une des trois consultantes et formatrices de cette structure née en janvier 2021 dans le prolongement de la Scop d’éducation populaire L’Orage. Et sans surprise, «le rapport hommes-femmes n’est jamais absent de l’ensemble des accompagnements et des formations que l’on fait, même si on ne le cherche pas».

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