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Interview

Nasser Djemaï: «L’enjeu est de préserver à la fois l’exigence du théâtre et son accessibilité»

Rencontres nationales de l'Éducation populairedossier
Pour le comédien et metteur en scène du Théâtre des quartiers d’Ivry, il est crucial de conquérir de nouveaux publics et de rendre cet art moins intimidant.
par Christelle Granja
publié le 18 mars 2022 à 11h50
(mis à jour le 19 mars 2022 à 8h06)

Forum Live

Du 17 au 19 mars 2022, auront lieu à Poitiers les premières Rencontres nationales de l’éducation populaire. Une réponse politique, sociale et culturelle aux enjeux de demain. «Libération» partenaire de l’événement, proposera le 18 mars à 20h30 une table ronde sur le sujet. A suivre sur notre site.

A la tête du Théâtre des quartiers d’Ivry (TQI), le comédien et metteur en scène Nasser Djemaï s’attelle à un travail «de Sisyphe» : rendre accessible des créations exigeantes au plus grand nombre sur les planches et hors les murs.

En 1971, Antoine Vitez fondait le TQI que vous dirigez aujourd’hui. Le credo malicieux de ce metteur en scène pédagogue, un théâtre «élitaire pour tous», vous semble-t-il toujours d’actualité ?

Le pari est aujourd’hui en parti réussi : de nombreuses écoles sont désormais partenaires de théâtres, de plus en plus de personnes d’origine modeste se préparent aux concours des conservatoires nationaux… Mais un fossé d’imaginaires demeure. Réserver sa place, la payer, ne pas parler, ne pas rire trop fort, ne pas manger durant les représentations : le milieu théâtral reste extrêmement codifié, donc intimidant. Antoine Vitez était persuadé que tout le monde pouvait avoir accès à l’exigence et à la qualité. Comme lui, je suis convaincu que les œuvres n’appartiennent à personne, mais la manière d’y accéder change. Tchekhov et Shakespeare s’appréhendent de mille et une façons. Le théâtre, comme tout art, requiert un temps d’initiation. C’est pourquoi une école du spectateur me semble nécessaire. Je crois beaucoup à l’éducation populaire ; j’en suis moi-même l’un des produits. Je n’étais pas prédisposé à devenir metteur en scène, mon père turbinait dans une mine de ciment et ma mère s’occupait de ses six enfants. J’ai découvert le théâtre en faisant le clown devant mes amis, véritablement ! Puis j’ai rejoint un groupe d’amateurs de la Maison des jeunes et de la culture (MJC). Mais j’avais peur d’aller au théâtre, de ne rien comprendre, de faire tache… Et puis cela coûtait cher. De ce parcours, j’ai traîné un sentiment d’illégitimité qui m’a longtemps handicapé.

Vous êtes aujourd’hui à la tête d’un centre dramatique national. Comment casser ce sentiment d’illégitimité largement partagé que provoque encore le théâtre ?

Avec l’équipe du CDN d’Ivry-sur-Seine, nous développons deux axes de travail : «mieux accueillir», pour faire tomber cette réticence à pousser les portes du théâtre, et «aller vers», pour conquérir de nouveaux publics. Au TQI, nous proposons des spectacles participatifs, nous créons des moments conviviaux et des temps d’échange. Le public est invité à assister à des séances de répétitions, à rencontrer des artistes et techniciens. Surtout, nous développons la pratique artistique au sein de l’Atelier théâtral, dont l’équipe pédagogique accueille des amateurs de tous âges, et à travers des ateliers à destination des publics divers : scolaires, universitaires, usagers d’hôpitaux ou de structures sociales. Pour cette saison 2021-2022, près de mille sept cents heures d’ateliers sont programmées. Et pour sortir le théâtre des murs, certaines formes légères sont jouées dans des bars, des médiathèques, des salles de classe, ou encore au Samu social.

Vous nourrissez la plupart de vos spectacles de rencontres, d’enquêtes, d’ateliers de jeu et d’écriture avec des non-professionnels du théâtre. Ce lien au public est-il une nécessité artistique ?

Mes spectacles partent de faits sociétaux concrets et accessibles pour aller vers un ailleurs universel, fantastique, merveilleux. Créer avec les publics, en partageant une étape d’écriture par exemple, est essentiel à mes yeux car cela permet de déplacer le regard, de sortir de ses habitudes, de faire un pas de côté. Travailler avec des amateurs m’offre un sentiment de liberté – peut-être parce que le ratage est alors davantage permis ? – et nourrit des pistes inattendues. Ces allers-retours entre public et création sont porteurs de sens et d’énergie. Le théâtre est un art complexe, mais il gagne à ne pas trop se prendre au sérieux : l’enjeu est de préserver à la fois son exigence et son accessibilité. C’est un travail de Sisyphe ! D’autant qu’aujourd’hui, face aux plateformes, la lutte est inégale. Notre seule arme, c’est le présentiel. J’observe, plus encore depuis la crise sanitaire que nous traversons, une envie forte de proximité, un besoin de «réancrage», qui je pense va s’accentuer. Au TQI, nous allons multiplier les déplacements vers les publics, dans les lieux de vie, pour participer de cette mutation de la relation au spectacle vivant. Mais il faut rester humble. La population est fragilisée. L’art est vital, mais il n’a ni la vocation ni le pouvoir de sauver le monde.

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