Une manne historique. Après l'irruption de l'épidémie de Covid-19 et le coup de projecteur sur la faiblesse des moyens des hôpitaux, l'Etat leur a affecté des moyens inédits. "En tant que financeur, je peux témoigner d'un investissement absolument considérable, a rappelé le patron de l'Assurance maladie, Thomas Fatôme, devant les sénateurs fin octobre. On ne mesure peut-être pas suffisamment à quel point l'effort est massif." Le "quoiqu'il en coûte" a pleinement bénéficié aux blouses blanches. L'enveloppe budgétaire annuelle des hôpitaux a bondi de 15%, passant de 83 milliards d'euros avant la crise sanitaire à plus de 95 milliards cette année, et 19 milliards ont été débloqués pour des investissements à moyen terme.
Quelque 1,5 million d'agents des établissements de santé ont profité de près de 9 milliards d'euros d'augmentations, avec un impact important sur les feuilles de paie. Après cinq ans de carrière, un infirmier empoche 335 euros net de plus par mois, une aide-soignante 261 euros et un masseur-kinésithérapeute 343 euros. Après vingt ans de carrière, ils progressent de 461 euros, 335 euros et 554 euros. Seulement voilà, ces revalorisations n'ont pas réglé d'un coup de baguette magique tous les problèmes des hôpitaux.
Des augmentations qui ont plutôt servi à retenir le personnel
Les pénuries de personnels demeurent - aggravées par l'absentéisme lié à l'épuisement après cinq vagues de Covid - et expliquent la fermeture d'environ 6% des lits d'hospitalisation, selon la Fédération hospitalière de France (FHF). Dans certaines régions, la cote d'alerte est largement atteinte. A Paris, 30% des lits des services neuro -vasculaires sont fermés et en province certains services d'urgence sont contraints de s'arrêter la nuit ou le week-end… "Les conditions de travail sont devenues tellement dures à l'hôpital que les augmentations ont plutôt servi à retenir le personnel en place qu'à attirer de nouvelles recrues", décrypte Lionel Pailhé, responsable du syndicat CFDT des directeurs d'hôpitaux. La rigueur budgétaire des dix années précédant le Covid a laissé des traces. Entre 2009 et 2017, le pouvoir d'achat des personnels s'était dégradé de 3% par rapport au salaire moyen du privé. Alors même que les cadences accéléraient fortement: sur la même période, le volume des soins a bondi de 18% tandis que les effectifs ne progressaient que de 3%.
Codeurs professionnels
Reste que l'amélioration de la situation des hôpitaux tricolores ne passe pas uniquement par des moyens supplémentaires. "Il serait absurde de rajouter des crédits à l'aveugle, note Frédéric Valletoux, président de la FHF, sans s'interroger sur l'organisation." Tous les médecins se plaignent du poids grandissant de la bureaucratie. "La réduction de la paperasserie doit être une priorité, assure Jean-Paul Ortiz, leader du premier syndicat de médecins. Il faut arrêter de nous demander de remplir des formulaires pour tout et n'importe quoi." Certains établissements embauchent même des "codeurs professionnels", qui passent leurs journées à compléter les formulaires informatiques liés à toute opération médicale.
Les hôpitaux français figurent d'ailleurs parmi ceux comptant le plus de personnels non médicaux en Europe. "C'est surtout lié au fait que la blanchisserie et la restauration sont moins sous-traitées", tempère Guillaume Couvreur, DRH de l'hôpital de Roubaix. Il n'empêche: les cliniques ont diminué de près de 20% leurs personnels techniques et ouvriers, quand les établissements publics les augmentaient encore de 0,5%. Depuis une décennie, le ministère de la Santé pousse aussi les hôpitaux à se regrouper pour mutualiser certains métiers, ce qui dégage des économies substantielles -de 1 à 1,5 milliard chaque année sur les achats-, mais contribue à ajouter des couches administratives et à éloigner les décisions du ter terrain.
Trop d'établissements mal coordonnés, trop d'administration au détriment des soins… La France doit recentrer ses dépenses de santé sur le médical.
"En réalité, le vrai problème réside dans l'émiettement des hôpitaux sur le territoire", estime Jacques Léglise, président de la Fédération des hôpitaux privés non lucratifs. Avec 45 établissements de santé -publics et privés- pour 1 million d'habitants, la France se place en effet parmi les champions européens, loin devant l'Allemagne, le Royaume-Uni ou l'Italie. En 2019, la Cour des comptes a suggéré de revoir la carte des 30 centres hospitaliers universitaires, pour les réorganiser autour d'une dizaine de pôles, et pointé un écart allant quasiment du simple au double sur le nombre de séjours hospitaliers rapportés aux effectifs entre l'établissement le moins et celui le plus performant.
Elle appelle aussi régulièrement à fixer des seuils d'activités minimaux pour éviter les services qui tournent au ralenti et ne garantissent plus la qualité des soins. En vain: depuis dix ans, l'Hexagone compte toujours 72 hôpitaux effectuant moins de 1.500 opérations de chirurgie par an, avec des risques pour la sécurité. "On ne joue pas suffisamment sur la complémentarité entre établissements publics et privés", déplore Thierry Chiche, président du groupe de cliniques Elsan.
Cabinets sollicités
Autre chantier titanesque: le désengorgement des urgences. Environ 20% des 21 millions de patients qui s'y rendent chaque année pourraient se contenter d'un rendez-vous dans un cabinet médical, ce qui réduirait la facture de 2 à 4,5 fois pour les caisses publiques. Problème, les médecins de ville manquent cruellement dans certaines régions et sont rarement organisés pour accueillir ces patients. En 2018, le gouvernement a lancé les "communautés territoriales de santé" pour les inciter à assurer ces petites urgences. Mais pour l'heure, seules 159 communautés ont été créées sur les 1.000 visées.
Diagnostic sévère sur les actes inutiles
Avec 11% de sa richesse nationale consacrée aux dépenses de santé, la France se situe quatrième au classement des pays les plus prodigues, derrière les Etats-Unis, l'Allemagne et la Suisse. Entre les examens redondants, les médicaments non consommés et les traitements inutiles, des gisements d'économies existent. Selon la présidente de la Haute Autorité de santé, Dominique Le Guludec, "la part des actes médicaux inadéquats est évaluée entre 25 et 30%". Soit 75 milliards de gains potentiels. "Le problème, c'est que pour s'attaquer à ce gaspillage, le ministère doit affronter certaines professions ou établissements, souffle un connaisseur du dossier. Ce qui n'est pas aisé." Chacun se souvient de la bataille de la ministre de la Santé Agnès Buzyn en 2019 pour dérembourser l’homéopathie. De même, la Cour des comptes s’inquiète du récent dérapage des arrêts de travail (de + 3% à 5% par an). Si les médecins les plus prescripteurs réduisaient légèrement cette pratique, l’économie atteindrait vite 500 millions d’euros par an, selon les magistrats. Pas négligeable.