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«On a dépassé le stade du rationnel»: les profs désabusés devant le programme de l’éducation d’Emmanuel Macron

Election Présidentielle 2022dossier
Au lendemain des annonces du projet de second mandat du président-candidat, les enseignants dénoncent une «mentalité à la start-up», un «acharnement libéral» qui va «faire disparaître peu à peu l’école telle qu’on la connaît».
par Elsa Maudet et Marlène Thomas
publié le 18 mars 2022 à 21h38

L’école serait-elle devenue une entreprise comme les autres ? Le programme éducatif du président-candidat, dévoilé jeudi à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), place sans s’en cacher le curseur à droite. «C’est la mentalité start-up appliquée à la fonction publique», résume Jérémy Destenave, professeur de SVT dans un collège de Dordogne. «Les gilets jaunes, le Covid ont empêché Macron d’aller trop loin dans sa casse, mais cet acharnement libéral dure depuis cinq ans», juge Nicolas Glière, prof de français à Paris et porte-parole national du collectif des Stylos rouges. «On n’attend pas plus de Macron que ce qu’on attendait de Blanquer. Mais je prends ce programme comme un crachat à la figure, c’est insultant. On a dépassé le stade du rationnel», lâche de son côté Jérémy Destenave. Voulant faire croire à un Macron nouveau ayant «changé de méthode», le candidat LREM promet «une large concertation» avant de lancer ses réformes. Peu convaincant. «A quoi ça sert ? Les orientations sont déjà actées», souffle Lucas, prof d’histoire-géo dans l’Ouest parisien (1).

L’un des leviers ? «Un pacte nouveau pour les enseignants.» Refusant une revalorisation nationale – prônée par la majorité des autres candidats –, Macron souhaite augmenter «substantiellement» les rémunérations de ceux qui sont «prêts à aller vers [de] nouvelles missions», jugeant «difficile» de payer plus des enseignants qui ne «font pas plus d’efforts». Sur les 12 milliards d’euros attribués à l’éducation et à la jeunesse, six seront fléchés vers la masse salariale. Ainsi, remplacer des collègues absents devrait permettre de gagner davantage, tout comme s’engager dans un suivi plus individualisé des élèves. Un remix sauce macroniste du «travailler plus pour gagner plus». «Mais on travaille déjà énormément ! réagit Riad (1), 50 ans, qui enseigne en maternelle après une carrière en service de prévention de la délinquance. Dire : “Après votre journée devant vos élèves, vous retournez devant des élèves”, ok, mais la préparation, elle se fait quand ?» En moyenne, un enseignant travaille déjà 42 heures par semaine, selon le ministère.

«La carte du prof bashing»

Ces nouvelles missions apparaissent en sus déconnectées de la réalité de ce que les enseignants font déjà sur le terrain pour peu ou pas de valorisation. «On ne peut pas faire plus individuel vu le temps qu’on passe déjà à faire les rendez-vous parents, à servir de psychologue scolaire, d’assistante sociale…» rappelle Solenn (1), prof des écoles en Seine-Saint-Denis. Dans le secondaire, ce travail de lien avec les familles est notamment assumé par les professeurs principaux. «Le nombre d’heures passées à cela est plus important que ce qui est couvert par la prime de prof principal. Est-ce que ce travail, déjà fait, sera reconnu davantage ? Je n’ai pas l’impression», soulève Fabien Salesse, prof d’histoire-géo à Lyon.

«Ça me sidère qu’on soit encore considérés quasiment comme des ennemis. On est une masse de gens qu’il faudrait casser.»

—  Maxime (1), prof des écoles remplaçant à Mulhouse

Si beaucoup s’accordent sur le problème des remplacements, l’œil serait d’abord à porter sur ses causes. «On ne peut pas dire avec des trémolos dans la voix qu’on doit ces heures aux élèves mais ne pas faire en sorte qu’il y ait des enseignants pour les assumer. Nombre de postes ont été supprimés, les TZR [Titulaires sur zone de remplacement, ndlr] sont souvent affectés à l’année dès septembre, on court après les vacataires», déroule le Lyonnais. Si les profs déjà en poste auront le choix entre accepter un salaire en décrochage ou trimer davantage, les nouveaux entrants seront eux «embauchés sur la base de ce nouveau contrat». Lucas tonne : «L’Etat n’a pas revalorisé le point d’indice, a laissé s’installer une perte de pouvoir d’achat depuis vingt ans et dit maintenant qu’on est trop nombreux pour nous revaloriser.»

Pour Jérémy Destenave, Macron «joue la carte du prof bashing. Il essaie de réactiver les réflexes anti-enseignants sur le temps de travail, les vacances, l’investissement». «Ça me sidère qu’on soit encore considérés quasiment comme des ennemis. On est une masse de gens qu’il faudrait casser», estime Maxime (1), prof des écoles remplaçant à Mulhouse. Face à l’opinion publique, Macron assume même mettre les profs dos à dos : «Vous avez des enseignants qui pendant le Covid ont été là, se sont occupés de vos enfants, ont envoyé des devoirs […]. Il y a des enseignants aussi, ça existe, qui ont disparu.» Une déclaration jugée «honteuse» par la majorité des enseignants interrogés.

«Mise en concurrence»

Emmanuel Macron compte aussi jouer sur le tableau d’une opposition parents-prof en permettant de «comparer les méthodes pédagogiques» des enseignants via la publication des résultats de chaque classe. «Je connais des enseignants extraordinaires qui utilisent toutes les méthodes et pédagogies et se retrouvent dans une impasse avec des élèves avec qui ça ne marche pas», insiste Maxime.

S’appuyant sur l’expérimentation de son plan «Marseille en grand», n’entrant en vigueur qu’à la rentrée, Macron envisage aussi de laisser une autonomie accrue aux établissements. Changement profond. Les directeurs auraient notamment «la possibilité de récuser des profils [de profs] et de participer à la décision» d’en recruter d’autres en fonction de leur projet pédagogique. Un moyen selon lui de «lutter contre l’absentéisme» en particulier dans les quartiers difficiles. «C’est encore une mise en concurrence, les établissements attractifs vont trouver des enseignants et dans les plus difficiles, ce sera encore plus compliqué», estime Inès Bettaieb, prof d’anglais à Paris.

Le candidat a assuré que les chefs d’établissement, mués en managers, ne prendraient pas cette décision seuls, le concours, le capital points et le rectorat devant aussi intervenir dans ce processus nébuleux. Insuffisant. «On met en place un système pour faire disparaître peu à peu l’école telle qu’on la connaît», craint Riad. Se sentant méprisés, attaqués, certains ont déjà tranché. «De plus en plus de collègues assument ne pas voter pour Macron au second tour y compris contre Zemmour ou Le Pen», constate Jérémy Destenave. Une fracture au front républicain ?

(1) Les prénoms ont été changés.

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