Depuis un an, Laurent, cadre trentenaire, sportif et plein d’énergie, s’endort devant son écran chaque début d’après-midi. Cette somnolence diurne est apparue quand il a commencé à se réveiller la nuit. Craignant d’être pris pour un fainéant, il n’en parle à personne. A l’instar de Laurent, « beaucoup de gens ignorent que l’insomnie est une maladie. Pourtant, c’est un véritable syndrome répertorié en tant que tel dans la classification internationale des troubles du sommeil », explique Damien Léger, responsable du centre du sommeil et de la vigilance à l’Hôtel-Dieu, à Paris, où ce handicap invisible est pris en charge gratuitement grâce à un financement de l’agence régionale de santé d’Ile-de-France.
Damien Léger voit défiler de plus en plus d’hommes jeunes et sportifs, sans pathologie connue, mais qui souffrent de la « maladie insomnie » après un événement déclenchant, familial ou professionnel. « Ils se lèvent toutes les nuits et se heurtent à l’incompréhension de leur entourage, qui cherche une cause à leur comportement, sans comprendre qu’ils sont malades », raconte-t-il. Le syndrome est très invalidant, spécialement dans la vie professionnelle : manque de motivation et d’initiative, perte de concentration, troubles de l’humeur, augmentation de l’anxiété et du risque d’accidents et d’erreurs. L’insomnie induit aussi un taux d’absentéisme deux fois plus élevé que la moyenne.
Pathologie chronique sévère, le syndrome correspond à des critères très précis. La personne atteinte doit présenter au moins l’un des trois troubles suivants : mettre plus de trente minutes à s’endormir, se réveiller deux à trois fois par nuit avec de la difficulté pour se rendormir ou avoir un réveil précoce, soixante minutes avant l’heure choisie, sans pouvoir se rendormir. Et cela au moins trois fois par semaine pendant trois mois, avec des conséquences sur la journée du lendemain.
Horloge biologique
En France, environ 20 % de la population est atteinte de cette maladie. La prévalence est plus forte chez les femmes (25 %) que chez les hommes (17 %), et elle a tendance à croître avec l’âge. Ou avec le contexte. Ainsi, elle a augmenté en 2020 lors des confinements dus au Covid-19, avant de retomber à 20 % en 2021. Pour Damien Léger, « le niveau d’anxiété a monté avec les images traumatisantes véhiculées par les médias – réanimation, décès – et les injonctions contradictoires ». Et comme le constate dans une vidéo Sylvie Royant-Parola, présidente du réseau Morphée, qui organise des ateliers insomnie en Ile-de-France : « Le télétravail instaure un rythme de vie différent, plus sédentaire – moins de sport et d’activité physique – et plus centré sur les écrans, avec des horaires souvent décalés vers le soir. Cela désynchronise l’horloge biologique. » Cette horloge, dite aussi circadienne, rythme nos cycles veille-sommeil en se calant sur la lumière du jour. La lumière bleue des écrans la dérègle et le temps de sommeil diminue.
Or, explique Damien Léger, « le deuxième trouble du sommeil, qui est aussi une maladie invisible, c’est le raccourcissement du temps de repos à moins de six heures par vingt-quatre heures. Cette dette de sommeil touche un tiers de la population active ». Et le manque de sommeil a de graves conséquences sur le métabolisme. L’organisme ne secrète plus assez d’hormones nécessaires à son équilibre, comme la leptine (satiété) ou le cortisol (stress). Fatiguées, énervées, les personnes grignotent plus et bougent moins. Ce qui favorise de nombreuses maladies : surpoids, obésité, diabète de type II, hypertension, AVC, dépression et cancers hormono-dépendants.
Ce sommeil trop bref tient à deux causes principales : les horaires de travail (notamment de nuit), avec le temps de trajet, et les écrans, avec leur lumière bleue. Les personnes sont souvent prises dans un cercle vicieux, comme ce directeur d’un site industriel, dynamique, qui ne dort plus que trois à quatre heures par nuit, dans un hôtel près de son lieu de travail. « En conséquence, il a de gros problèmes de santé, surpoids, hypertension, mal au dos », observe Damien Léger.
Luminothérapie et sieste
Peut-on traiter ces deux pathologies ? Pour la dette de sommeil, il existe des méthodes assez simples. Le patient doit d’abord prendre conscience de son syndrome, par exemple à l’aide d’une bague connectée qui mesure le temps de sommeil. Puis on lui propose des contre-mesures – séance de luminothérapie de vingt minutes le matin, sieste, exercice physique, extinction des écrans une heure avant le coucher – afin d’ancrer de nouvelles habitudes. Pour l’insomnie installée, « le traitement par thérapie cognitivo-comportementale [TCC] est efficace auprès de 90 % des personnes que nous recevons », constate Damien Léger. Les patients suivent des séances en groupe, deux heures par semaine, pendant quelques mois, afin de trouver leurs horaires et temps de sommeil optimaux. Ils y apprennent des exercices de respiration et de relaxation.
Reste que l’accès aux TCC, non remboursées en cabinet privé, n’est pas toujours facile. Donc 10 % des Français prennent des somnifères, au risque de devenir dépendants aux benzodiazépines, comme le zolpidem (Stilnox) ou le zopiclone (Imovane). Une nouvelle molécule pourrait changer la donne, le daridorexant (Quviviq) de la société suisse Idorsia. « Pendant la nuit, il inhibe un neurotransmetteur qui stimule l’éveil, l’orexine, sans provoquer de somnolence diurne », commente Damien Léger, qui a participé à l’essai clinique sur cette molécule. Elle devrait bientôt être disponible car son autorisation de mise sur le marché au niveau européen est actuellement en cours.
Rectificatif, le 5 avril à 18 h 25 : correction d’une erreur concernant la mise sur le marché du daridorexant.
Cet article a été réalisé dans le cadre de la 3e édition de l’Université du Réseau des référents handicap, organisée par l’Agefiph.
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