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Reportage

Rythme effréné et perte de sens : une journée avec une jeune magistrate du parquet

Fin novembre, avec plusieurs milliers de collègues, cette substitute du procureur a signé une tribune ayant fait l'effet d'une déflagration, criant l'épuisement et la perte de sens de ceux qui rendent la justice au quotidien.

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(iStock)

Par Rédaction Start

Publié le 1 avr. 2022 à 12:02Mis à jour le 13 févr. 2023 à 16:19

A 09 h 00, le plateau de permanence est déjà en pleine ébullition. Sur place, ces parquetiers qui dirigent certaines enquêtes notamment durant les premières heures. Au bout du fil, des policiers ou gendarmes, sur le terrain. Leurs échanges donnent la mesure de la gravité des situations : « L'homme retrouvé dans sa baignoire ? », « Quel état de putréfaction ? », « Vous avez en procédure la photo où on le voit avec l'arme ? »

Derrière eux, sur un écran, s'allonge la liste des personnes en train d'être présentées à la justice.

Camille, magistrate de 30 ans, tente pour la énième fois de démarrer le logiciel de prises de notes où elle tapera ses comptes-rendus de la quinzaine de gardes à vue en cours de sa section.

« On devrait être deux fois plus »

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Son travail au parquet des mineurs et de la famille, un premier poste « très formateur » aux côtés de « magistrats expérimentés », est large. « Tous les pédophiles, c'est pour nous, le harcèlement scolaire, les homicides par conjoint, les violences intrafamiliales et conjugales » mais aussi « les enlèvements, fugues et tentatives de suicide des mineurs ».

Se retournant, elle aperçoit une collègue qui vient de représenter l'accusation trois jours à un procès d'assises et enchaîne avec deux journées de permanence et l'astreinte du week-end. « Tu n'aurais pas dû venir Karine*», soupire Camille.

Quand un parquetier est à l'audience, « ça fait un parquetier en moins (à la permanence, NDLR), ça perturbe l'organisation », explique Camille. « On devrait être deux fois plus pour pouvoir accomplir nos missions dans des conditions acceptables ».

« Décisions difficiles à prendre »

Le logiciel démarre enfin et Camille entame un marathon téléphonique de près de quarante appels. Pendant plus de huit heures, extrêmement concentrée, elle écoutera les enquêteurs et prendra plusieurs dizaines de « décisions difficiles », selon son propre aveu : interpeller ce conjoint qui frappe sa femme enceinte, requérir le placement en détention de cet homme soupçonné d'avoir violé deux jeunes femmes sur la voie publique, lever la garde à vue de ce mineur en possession de drogue.

Le tout en rebranchant maintes fois un casque audio défectueux et en redémarrant sans cesse les logiciels. « Ce qui compte, c'est le temps : nous sommes contraints par les délais légaux des 24 heures de garde à vue », explique la magistrate en tempêtant contre « l'ordinateur qui bugge ».

Indirectement, Camille subit aussi les conséquences des sous-effectifs chroniques dans l'ensemble de la chaîne judiciaire. « On manque cruellement de médecins en unités médico-judiciaires. Or, un examen 48 heures après, ce n'est pas pareil en termes de traces », relate la jeune femme qui gère les cas -en croissance exponentielle- de violences conjugales .

Idem pour le manque de greffiers : « Si le tribunal rend des décisions mais qu'elles ne sont ni écrites ni notifiées, ça ne sert à rien ».

L'imprimante, plus importante qu'un soutien psy

Et pas d'informaticien, y revient Camille. « On doit lire les modes d'emploi et pendant qu'on est sous la table à faire les branchements, on ne réfléchit pas à nos décisions ».

Sans compter le rythme effréné des réformes qui « bouleversent complètement le travail ». A titre d'exemple, celle du code de la justice pénale des mineurs change « tous les modes de poursuites quand le mineur est auteur ».

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Les magistrats « travaillent tout le temps en mode dégradé, avec des emplois du temps ingérables », déplore Camille. Sans fard, elle évoque également la réalité crue à laquelle elle est quotidiennement confrontée : « On voit des images de sodomie sur des bébés d'un an, […] des cadavres d'enfants ».

« On commence à regarder la société sous un prisme particulier », avoue-t-elle. Y a-t-il un accompagnement psychologique proposé aux magistrats ? « Il y a un numéro vert », répond-elle. « Mais la demande, ce n'est pas d'avoir un suivi psychologique mais une imprimante qui marche ».

Résultat : une lenteur parfois absurde de la justice à rendre des décisions. « Parfois, les mineurs qui comparaissent devant le tribunal pour enfants sont plus vieux que moi », plaisante Camille. « Quel sens, ça a ? On ne rend pas des jugements de qualité et ça, c'est une vraie souffrance ».

Rédaction START (avec AFP)

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