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Portrait

Pap Ndiaye, l'anti-Blanquer à l'Education

La nomination de cet universitaire de 56 ans à la tête de l'Education nationale est la surprise voulue par Emmanuel Macron pour le premier gouvernement de son second quinquennat.

Pap Ndiaye, nouveau ministre de l'Education nationale et de la Jeunesse, lors de la passation de pouvoir au ministère de l'Education nationale.
Pap Ndiaye, nouveau ministre de l'Education nationale et de la Jeunesse, lors de la passation de pouvoir au ministère de l'Education nationale. (Eric TSCHAEN/REA)

Par Elsa Freyssenet

Publié le 23 mai 2022 à 06:30Mis à jour le 23 mai 2022 à 09:17

« Refroidir les sujets brûlants. » C'est ainsi qu'il y a un an, Pap Ndiaye définissait sa mission au moment de prendre la direction du Palais de la Porte Dorée à Paris, monument bâti à la gloire de la colonisation et qui abrite aujourd'hui le Musée de l'immigration . « Refroidir les sujets brûlants », ce pourrait être sa feuille de route de nouveau ministre de l'Education nationale, tant les relations étaient dégradées entre son prédécesseur, Jean-Michel Blanquer, et le corps enseignant. Ce pourrait aussi être sa maxime intérieure pour les jours qui viennent tant la nomination surprise de cet enseignant-chercheur de 56 ans, penseur de la « condition noire » en France, a d'ores et déjà été dénoncée par l'extrême droite et va hérisser toute une partie de la droite.

De ce point de vue, Pap Ndiaye est l'anti-Blanquer. Quand ce dernier vante la IIIe République et son école, son successeur a écrit : « Le fameux modèle républicain est de plus en plus critiqué, et critiquable, en raison de son incapacité à agir pragmatiquement contre les discriminations, voire à les relativiser. »

Alors le ministre en partance n'a pas pu s'empêcher une remarque en forme d'avertissement lors de la passation de pouvoirs, vendredi, rue de Grenelle : « Certains veulent opposer la République et les droits individuels, le fait que chaque appartenance serait plus importante que la République elle-même. C'est l'inverse du message républicain », a-t-il souligné, appelant son successeur à la « vigilance sur les valeurs ».

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Tous deux ont rendu hommage à Samuel Paty . Le premier avec le ton carré qu'on lui connaît ; le second avec la voix douce - il parle toujours ainsi - et le regard un instant perdu dans le vide. Sans que l'on sache s'il s'agissait d'émotion ou du passage d'une pensée fugace.

· Etonnante succession

L'étonnement ne vient pas de l'accession de Pap Ndiaye à cette fonction - d'autres chercheurs l'y ont précédé -, mais du fait qu'un même président, Emmanuel Macron, qui a toujours vanté l'éducation comme un pilier de son action, fasse se succéder deux ministres aux conceptions aussi opposées. « Passer d'un système à l'autre sans crier gare, ça nous interpelle », a déclaré le député Modem Jean-Louis Bourlanges. « Macron sanctionne la ligne Blanquer-Schiappa qui l'a coupé des quartiers et de la gauche sociétale. Il avait su les capter en 2017 et ils sont partis chez Mélenchon », pense le socialiste Jean-Christophe Cambadélis. Pour autant, il récuse l'idée que Pap Ndiaye, qu'il connaît, serait « wokiste » - « Cela n'a pas de sens ! C'est un républicain avec une préoccupation vis-à-vis de l'immigration. »

Le nouveau ministre ne connaît pas l'administration de l'Education nationale mais il connaît « le monde des enseignants ». « Il est le mien depuis toujours », a-t-il souligné vendredi. Sa mère était professeure de sciences naturelles, sa compagne Jeanne Lazarus dirige le département de sociologie de Sciences Po Paris et lui-même a enseigné à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS) et à Sciences Po.

Ses travaux d'historien et son engagement pour l'intégration de l'Histoire des minorités dans le roman national font déjà polémique. Et pourtant, il a, auprès de ses pairs, une réputation de diplomate. Comme un mélange d'affirmation de convictions fortes et de recherche de consensus.

· Le frère de Marie

Chercheur reconnu mais inconnu du grand public, Pap Ndiaye a longtemps été regardé comme le frère de Marie. Marie NDiaye, de vingt mois sa cadette qui, à dix-huit ans, publia son premier roman, « Quant au riche avenir » (Editions de Minuit, 1985) et reçut le prix Goncourt en 2009 pour « Trois Femmes puissantes ».

La manière dont ils orthographient - différemment - le nom de famille hérité de leur père, Tidiane N'Diaye, disent beaucoup d'eux. Marie, la femme de plume, a décidé de se passer de l'apostrophe et de garder les majuscules : « MND, j'aimais bien l'idée d'avoir trois majuscules comme initiales », confie-t-elle au magazine « Elle » en juillet dernier, dans une interview croisée avec son frère. Pap l'universitaire dit avoir pensé au mode de classement sur les étagères des bibliothèques : « L'apostrophe créait un problème », ce serait donc « Ndiaye ». Et là, sa soeur semble sourire lorsqu'elle reprend à la volée : « Peut-être que ça fait aussi plaisir de se faire un nom à soi… »

· Un produit de l'école républicaine française…

Tous deux sont nés de l'amour de leur père sénégalais, Tidiane, et de leur mère française, Simone. Tidiane est le premier ingénieur Ponts et Chaussées de l'Afrique subsaharienne, Simone est enseignante. Il la quitte quand Pap a trois ans et ne donnera pas de nouvelles pendant des années. Pap et Marie grandissent avec leur mère à Antony, dans la banlieue parisienne. Une enfance tranquille de classe moyenne avec vacances chez les grands-parents dans la Beauce : « Je n'ai pas eu à m'intégrer : j'étais d'ici », raconte Pap Ndiaye. Il brille dans les études académiques : Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, agrégation d'histoire, doctorat à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Il songe aussi à l'ENA mais il y renoncera après plusieurs années d'étude aux Etats-Unis qui vont changer sa vie.

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·… de l'affirmative action américaine

Il ne l'a su que plus tard, mais la bourse qu'il obtient en 1991 afin de poursuivre ses études à l'université de Virginie lui a été octroyée au nom de la politique de discrimination positive . « Je suis donc un produit de l'école républicaine française et d'affirmative action américaine », confie-t-il au « Monde » en 2009.

Elevé dans le moule universaliste, il découvre une Amérique où les origines et la couleur de peau peuvent provoquer des heurts d'une rare violence, mais sont aussi davantage assumées. « Mon passage aux Etats-Unis m'a permis de penser la question raciale. Ce fut une forme de révélation, et ce d'autant plus qu'en France, il y a trente ans, ce sujet était très marginal dans le monde universitaire », a-t-il expliqué à « Vanity Fair ». Quand il rentre en France en 1998, il se spécialise dans l'histoire sociale des Etats-Unis et des minorités.

Au début des années 1990, Pap Ndiaye gravitait autour du PS. On le sait peu mais il a contribué à la fondation du Manifeste contre le Front national, dirigé à l'époque par le député socialiste Jean-Christophe Cambadélis. A son retour des Etats-Unis, le chercheur se montre de plus en plus critique vis-à-vis d'une gauche qui se donne trop facilement bonne conscience à son goût (il a néanmoins encore voté François Hollande à la présidentielle de 2012).

· Penseur de la « condition noire » en France

Les émeutes qui embrasent les banlieues françaises en décembre 2005 sont un autre déclic : « La question raciale doit être posée en France », pense-t-il. « Je ne suis pas noir à chaque instant de ma vie, ce n'est pas une obsession. En revanche, on me le rappelle régulièrement de façon plus ou moins agréable. »

Son essai paru en 2008 chez Calmann-Lévy, « La condition noire, essai sur une minorité française » fait date dans le monde universitaire. Il s'y revendique des Black Studies. Sa participation à la fondation du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) en 2005 et ses prises de position en faveur des statistiques ethniques et de politiques de discriminations positives font polémique. « Indigénisme », s'émeuvent les républicains les plus stricts ; « Bounty », « nègre blanc », l'insultent des sites proches de Dieudonné, dont il a très tôt dénoncé la dérive vers l'extrême droite.

En 2018, Pap Ndiaye étonne en qualifiant de « recul »la suppression du mot « race » dans notre Constitution : « Bien que la notion de race soit complètement invalidée du point de vue scientifique, elle existe encore comme catégorie imaginaire puissante qui influe sur l'organisation de la société », explique-t-il alors, craignant que « ce beau geste philosophique » ait « des effets négatifs » sur la lutte antiraciste.

· « Le piège de l'essentialisme »

Quelle est la pensée de Pap Ndiaye ? Comme souvent avec les chercheurs, son propos est plus complexe et nuancé que ce que l'on en retient médiatiquement. Il n'est pas un « identitaire » et alerte, dans son livre de 2008, contre « le piège de l'essentialisme, que certaines voix de la négritude n'ont pas évité ».

Mais il ne veut plus que « la force du modèle républicain, théoriquement aveugle à la couleur de peau », empêche la réflexion sur les discriminations et soit utilisé pour « intimider celles et ceux qui osaient parler des Noirs en les affublant d'épithètes offensantes (« noiriste », « communautariste », voire « raciste ») pour mieux disqualifier leurs demandes ».

Aussi son utilisation du mot « race » serait une façon de nommer le problème et de « faire l'histoire de la manière dont telle particularité physique ou sexuelle est devenue un stigmate. »

Au monde associatif, il suggère de « penser l'identité noire sous une forme 'fine', relative à une expérience sociale concrète, en mesure de rassembler sans exclusive celles et ceux attachés aux principes de justice, plutôt que sous une forme 'épaisse', qui tend à circonscrire trop étroitement autour d'une identité qui, à l'extrême, peut amener à une forme d'intolérance et de fermeture ».

· « Plus cool que woke »

Est-ce une transposition en France de la culture « woke » dénoncée par Jean-Michel Blanquer et forte à Sciences Po Paris dont Pap Ndiaye a dirigé le département d'Histoire de 2014 à 2017 ? « Je partage la plupart de leurs causes, mais je n'approuve pas les discours moralisateurs ou sectaires de certains d'entre eux. Je me sens plus cool que woke, c'est sans doute une question de génération, » a-t-il confié à « M, le magazine ».

Il a une volonté d'écrire l'histoire de France sans gommer ses pans douloureux liés à la colonisation puis à l'immigration. « Il y a encore beaucoup à faire pour reconnaître la dimension impériale de notre Histoire, déclarait-il dans l'émission « Quotidien », le 11 mars 2021. Cela ne signifie pas faire repentance, cela signifie mieux comprendre et faire en sorte qu'une partie de la jeunesse se reconnaisse dans l'Histoire qui lui est racontée, qu'elle fasse le lien entre son histoire familiale et la grande Histoire. »

De grands débats pédagogiques en perspective que le nouveau ministre de l'Education essaiera peut-être d'apaiser en citant Aimé Césaire : « On peut être attaché à une culture sans être détaché de l'universalisme. »

Elsa Freyssenet

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