Ils ont la barre au front, mal aux cheveux et le regard groggy. Le réveil est brutal pour les startuppers du quick commerce. Il y a quelques mois seulement, autant dire hier, la fête battait son plein. Ces spécialistes de la livraison express de courses levaient des millions voire des milliards de dollars en un claquement de doigt, ils dépensaient une fortune en promotions, flyers et affiches dans le métro pour rafler de nouveaux clients, et se tiraient la bourre pour planter chaque mois de nouveaux drapeaux en Europe. Cajoo, Flink, Gorillas, Getir, Zapp, Gopuff... En un temps record, un nombre impressionnant d'acteurs avait fait irruption en France pour proposer, à chaque fois, le même service: la livraison, à domicile, de courses de dépannage, en un temps record (10 à 15 minutes). Les foodtech historiques comme Frichti ou La Belle Vie n'avaient eu d'autre choix que de leur emboîter le pas. Il fallait voir, alors, l'énergie déployée par les uns et les autres pour attirer l'attention des médias.
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Mais aujourd'hui, le téléphone sonne dans le vide. Aucun de ces entrepreneurs, jadis si prompts à prendre la parole, n'a souhaité répondre à Challenges. La fête est finie. Entre fin mars et fin mai, l'américain Gopuff, l'allemand Gorillas et le turc Getir ont successivement annoncé des suppressions d'emplois: 450 pour le premier, 300 pour le deuxième, 4.480 pour le troisième. Pire, selon un observateur du secteur, l'impact sur l'emploi serait plus important encore, car derrière les discours prônant le salariat, plusieurs start-up auraient recours à des prestataires de livraison... qu'elles peuvent débrancher en toute discrétion. "Nous vivons aujourd'hui l'un des jours les plus difficiles depuis que nous avons fondé Getir, car nous devons prendre des décisions importantes et complexes concernant l'organisation de notre personnel", a reconnu ainsi la licorne Getir, valorisée 12 milliards de dollars, qui supprime 14% des effectifs de son siège. Comment expliquer un tel retournement? "La reprise de l'inflation et la détérioration des prévisions macroéconomiques dans le monde entier poussent toutes les entreprises, en particulier dans le secteur des technologies auquel appartient Getir, à s'adapter à ce nouveau contexte", justifie l'entreprise de manière un peu vague. En réalité, deux raisons principales expliquent le changement soudain de situation.
Changement de cap pour les investisseurs
La première tient au retournement des marchés financiers, en particulier dans le secteur de la tech. "Ces dernières années, un certain nombre de hedge funds comme Tiger ou G-Squared se sont détournés de la Bourse car les valeurs tech cotées étaient trop élevées, décrypte une personnalité du secteur, sous couvert d'anonymat. Ils se sont donc mis investir dans les gros tours de tables de start-up européennes, et ce, dès les séries A ou B, ce qui n'était pas leur métier. Avant, ils ne participaient qu'aux levées de fonds qui précédaient les introductions en Bourse." Or, l'effondrement récent des valeurs tech a soudainement rebattu les cartes: ces mêmes fonds ont vu l'intérêt de se tourner à nouveau vers la Bourse, dont "les entreprises ont de meilleurs fondamentaux", justifie la même source. Au même moment, dans un contexte difficile de remontée des taux, ils ont commencé à exiger des start-up de leur portefeuille davantage de rentabilité. Un coup dur pour les quick commerçants: du jour au lendemain, ils ont dû arrêter leur dispendieuse course folle pour tenter de décrocher la première place du marché. Dans son communiqué, Gorillas reconnaît ainsi noir sur blanc avoir modifié son orientation après sa dernière levée de fonds, "passant de l'hypercroissance à un chemin clair vers la rentabilité".
Ce n'est pas tout. Dans ces business très consommateurs de cash, la remontée des taux a rendu d'un coup l'argent beaucoup plus cher. Impossible, donc, de continuer à dépenser autant. Or, selon les mauvaises langues, certaines start-up du secteur n'avaient que quelques semaines de trésorerie disponibles devant elles. D'où l'obligation de supprimer des emplois. Dans un tweet posté le 18 mai, l'entrepreneur Paul Lê, ironisait ainsi: "Start-up 2021: je cherche des fonds. Start-up 2022: je cherche de l'ebit."
Celui qui a créé en 2017 La Belle Vie, un service qui livre des bons produits à domicile le jour-même, a tenté il y a quelques mois l'aventure du Quick commerce. Mais il a vite plié boutique. "Nous voulions voir comment le marché se comportait", explique le dirigeant. Résultat? "Les clients aimaient ce service, mais cela consommait beaucoup de cash. Nous avons préféré nous concentrer sur ce que nous savons faire: suivre une croissance rentable avec des consommateurs fidèles, sur notre offre La Belle Vie." Pour lui, l'un des problèmes du quick commerce est le suivant: "il y a encore très peu de différences entre les services, et le client est très volatile à cause des nombreuses offres promotionnelles, de sponsoring, et à la pauvreté de l’offre".
Une compétition sauvage
Voilà qui nous mène à la deuxième raison de ce changement brutal de trajectoires: beaucoup trop d'acteurs semblables se battaient pour se partager un gâteau bien trop petit. Depuis le début du phénomène "Quick commerce", tous les observateurs s'accordaient d'ailleurs à dire qu'une concentration était inéluctable. Elle s'est accélérée ces derniers mois. En août, l'Américain Gopuff mettait la main sur Dija. En décembre, Kol était placé en redressement judiciaire. Un mois plus tard, Gorillas, déjà allié à Casino, annonçait le rachat de Frichti. Et en mai, c'est Flink qui a repris Cajoo, dans lequel Carrefour avait investi. "Le marché est gros pour deux ou trois acteurs, et on s’en rapproche", note Paul Lê. Selon les rumeurs de marché, l'américain Gopuff, dernier à avoir mis un pied à Paris, pourrait se retirer. Son business étant solide outre-Atlantique, les investisseurs pourraient exiger qu'il se concentre sur ses territoires historiques. L'entreprise dément cette hypothèse. Gorillas, qui procède actuellement à une revue d'actifs, aurait du mal à lever des fonds.
Alors, quelle sera la prochaine étape? "Je ne pense pas qu'un modèle économique de pure-player soit durable", estime Philippe Goetzmann, expert du commerce. "Pour moi, la clé est de s'associer à un distributeur, à l'image du service récemment lancé par Auchan et Deliveroo, qui livre à partir des drives piétons." De là à enterrer le Quick commerce? Non! "Il existe un besoin client pour la livraison rapide, mais pas à hauteur de ce que l'on nous disait et il ne justifiait pas les levées de fonds stratosphériques qui ont été faites", poursuit le spécialiste. Selon les chiffres IRI dévoilés lors d'une conférence LSA en décembre dernier, le quick commerce a généré 122 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021, en croissance de 86% sur un an. Et il a réalisé un chiffre d'affaires de 88 millions d'euros sur les quatre premiers mois de 2022. Le panéliste Kantar, lui, estime que 0,7% des foyers français avait testé un service de ce type à la fin septembre 2021. C'est peu, mais pas ridicule pour une offre encore inexistante il y a deux ans. Et si l'on se concentre sur Paris, où se sont lancées toutes les start-up du secteur, le chiffre grimpe à 1,6%. Mais à l'heure où la rentabilité est la nouvelle priorité, il y a fort à parier que la progression du secteur sera plus modeste en 2022 qu'elle ne l'a été en 2021. Surtout, une autre question se pose: "Si les entreprises du quick commerce sont moins nombreuses et doivent dégager du résultat, vont-elles augmenter leurs tarifs? Ou bien leurs coûts de livraison?" s'interroge Philippe Goetzmann. Les clients le sauront bien assez tôt.