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La Fashion Week quoi qu’il en couture

Schiaparelli, Van Herpen, Dior, Chanel… Avec les défilés de haute couture qui ont débuté lundi à Paris, on fait le plein de savoir faires étourdissants et de démesure hors sol.
par Marie Ottavi, photo William Keo. Magnum Photos pour Libération et Sabrina Champenois
publié le 6 juillet 2022 à 11h27

Dans le train-train de la Fashion Week, la haute couture occupe un wagon à part. Spécificité parisienne, présentée deux fois par an, en janvier et en juillet, elle est réservée à une clientèle riquiqui : celle qui peut s’autoriser les prix astronomiques de ces pièces uniques, souvent travaillées à la main, avec convocation de matières et de savoirs faires vertigineux. Et puis «la couture», comme on dit dans le milieu, c’est aussi une approche souvent grandiose (voire grandiloquente) qui suscite des vestiaires résolument drapés dans le fantasme, comme en pied de nez à la morne réalité. Pour preuve la salve automne-hiver 2022-2023 qui se tient cette semaine à Paris.

La bonne paille

Comme le prêt-à-porter, la haute couture s’est emparée de la question de l’empowerment féminin depuis quelques saisons. Les robes de bal des maisons inscrites au calendrier officiel ont beau s’adresser à une frange fort réduite de la population, elles ne se contentent plus de parader, mais témoignent aussi – dans une certaine mesure – du chemin parcouru par la gent féminine, particulièrement en cette ère post #MeToo.

Schiaparelli, l’une des maisons emblématiques de la couture parisienne, qui puise son inspiration dans le surréalisme et le chimérique, a toujours parlé aux originales et aux fortes têtes. Daniel Roseberry, le directeur de la création de la griffe depuis 2019, dessine des silhouettes puissantes, au chic indéniable et surtout aux antipodes des robes mièvres que la haute couture a longtemps été capable de produire.

Au Musée des arts décoratifs ce lundi, le créateur américain a particulièrement soigné l’entrée des modèles qui apparaissent dans l’embrasure d’un rideau noir, en haut d’un escalier sur la bande originale du film Jurassic Park. L’allure des deux premières venues est comme taillée à la serpe : un canotier noir assez large pour laisser les yeux dans l’ombre, une veste noire aux épaules très structurées (façon torero) est cropée et surmontée de grappes de raisin brodées, un corset en satin couleur champagne s’échappe d’une jupe en crêpe de soie noire. Le second passage est marqué par un corset en crêpe noir sur lequel sont cousues des vertèbres en velours noir, porté avec une jupe de taffetas et un body transparent qui laisse apparaître les seins nus du mannequin. L’Anglais Stephen Jones élabore des couvre-chefs fous composés de brins de paille (associées à une robe en velours noir au décolleté laissant les seins à l’air libre mais dissimulés sous des cache tétons) ou de lavande. De fausses fleurs comme celles dont Elsa Schiaparelli aimait parsemer ses robes dans les années 30, il y en a ici aussi, cousues sur un manteau en velours bleu nuit porté à même la peau.

Daniel Roseberry livre une collection pleine de références au passé mais sans nostalgie moribonde. Il peut s’en réjouir, lui qui a écrit une note d’intention sur la défensive, rappelant qu’il fait avant tout du beau, et regrette qu’on le lui reproche parfois. Quand on maîtrise à ce point les codes tout en suivant sa ligne, il serait dommage d’en priver les rêveurs que nous sommes.

Les métamorphoses d’Iris

Iris Van Herpen : si ce nom ne vous parle pas nécessairement, sachez que vous avez probablement déjà été estomaqué(e) par son travail. Hautement spectaculaires et Instagram friendly, ses créations gagnent ces dernières années le tapis rouge comme un feu de broussailles. La créatrice néerlandaise cartonne notamment au Met Gala, le raout new-yorkais où passer incognito est un drame, et a habillé Beyoncé, Lady Gaga, Björk, Grimes, Céline Dion… Sa spécificité est la magie : la discrète Van Herpen ne cesse d’expérimenter autour du vêtement, par la matière et la technique (3D, découpes au laser…) qui en devient comme vivant, mouvant, émouvant, en métamorphose constante. Il a des airs de végétal, d’animal, d’insecte… Et il fait corps avec l’humain, la femme en l’occurrence, qui en devient une créature fascinante, entre conte de fées et futurisme. Preuve de la portée artistique de sa démarche, elle a déjà fait l’objet d’acquisitions par le Metropolitan Museum Of Art, le Royal Ontario Museum et le Groninger Museum.

Le défilé à l’Elysée Montmartre marquait le quinzième anniversaire de sa maison, célébré avec une collection intitulée «Meta Morphism». Evidemment. Iris Van Herpen est du genre à se projeter plus qu’à regarder dans le rétroviseur. «Avec l’expansion des nouveaux domaines de nos vies numériques, la collection contemple nos identités oscillantes : comment envisageons-nous nos homologues numériques ? Qui rêvons-nous de devenir dans ces royaumes numériques ?» interroge la note d’intention, qui parle aussi de «transcience» ou d’«avatar jumeau». Van Herpen a couplé cette immersion numérique à une réflexion sur les Métamorphoses d’Ovide, avec un focus sur les mythes d’Arachné, de Narcisse, et de Daphné et Apollon.

Alors bon, il y a eu bug : au départ, il était prévu, grâce à un partenariat avec Microsoft, que le défilé réunirait mondes numérique et physique grâce à la réalité augmentée (AR), les mannequins auraient été accompagnées d’hologrammes. La jonction ne s’est pas faite pour cause d’humain malade - le Covid, qui se repaît des rassemblements comme la Fashion Week? Mais peu importe, avec Van Herpen le sortilège fonctionne toujours. Les robes sont des sculptures, à la fois parures et armures, elles s’enroulent autour du corps en immenses torsades, elles se déploient façon papillons ou fleurs carnivores, elles semblent parfois de glace ou de nuage, c’est assez fou. Les filles sont des déesses, fragiles et invulnérables.

Folklore classe

Le message n’est pas frontal, il est néanmoins difficile de ne pas y voir l’expression d’une solidarité : le décor du défilé Dior, qui s’est déroulé dans un barnum dressé dans les jardins du musée Rodin, était composé de (très beaux) tableaux et broderies réalisés par Olesia Trofymenko. Cette artiste ukrainienne qui vit et travaille à Kyiv, a pour thème emblématique l’arbre de vie et le décline en compositions colorées qui semblent à la fois relever d’un art traditionnel et d’ici et maintenant.

Il en va de même pour la collection conçue par Maria Grazia Chiuri, qui a des échos folkloriques mais pas passéistes. Le folklore peut notamment donner lieu à une exubérance embarrassante, l’élan est ici hyper maîtrisé : les envolées de broderies, de dentelles, de smocks sont juste magnifiques. Même la salve beige et blanche du début n’est pas ennuyeuse mais d’un romantisme moderne, on pense à une Tess d’Uberville 3.0. Robe d’infante, d’écolière ou de vestale, trench rebrodé, royal : l’opulence est palpable mais sans indécence. Mention aux tailles Empire, aux cols montants, aux robes transparentes incroyablement plissées, aux tailleurs sans ourlets, à peine frangés. «L’arbre de vie est un appel. Une alerte. Transmettre et faire rayonner les traditions comme les gestes permet de recouvrer un équilibre, ne serait-ce que momentané», dit la note d’intention du défilé. Cette collection est d’un équilibre épatant.

La vie est tailleur (et santiags)

Tailleur et santiags : c’est le combo (complété parfois par un chapeau d’homme ou une capeline) qui nous a séduits, au défilé Chanel. Ajoutez le lieu, l’Etrier de Paris, grand centre équestre situé dans le Bois de Boulogne, et hop, vous anticipez une échappée dans le Far West à bride abattue. Une vidéo où Pharell-happy-Williams joue de la batterie conforte la potentielle escapade américaine. On se calme. La maison de la rue Cambon, pilier du luxe français, est restée fidèle à ses fondamentaux, et la note d’intention explique que les bottes comme le manège où s’est tenu le défilé, font «écho au précédent défilé haute couture qui s’ouvrait avec Charlotte Casiraghi à cheval». Pharrell Williams y assistait alors en personne, Xavier Veilhan en signait déjà le décor tout en lignes et courbes, et Sébastien Tellier, la bande-son.

Combiner tailleurs et santiags, ce n’est pas être très à cheval sur les codes classiques de l’habillement. L’allure est de fait cool, fluide, on aime la longueur des jupes, au mollet, et les vestes qui s’arrêtent à la hanche. Les filles ont souvent les mains dans les poches (de la veste ou du pantalon), avancent l’esprit tranquille dans le sable circonscrit par des blocs noir, blanc, jaune sable et gris. L’éventail des couleurs est plutôt printanier, clair que sombre, les décharges de couleur - chlorophylle, malabar - font du bien au tweed maison. Il est très chouette en blouson à manches bouffantes porté avec une jupe rebrodée de motifs géométriques qui nous évoquent le camélia maison. Ils ont de beaux accents art déco, qu’on retrouve dans les grosses ceintures à boucles bijoux. Le côté rétro est relayé par un tailleur pantalon bouffant, les tenues métallisées (étonnante dentelle repeinte), les gros nœuds, les salomés. Les robes du soir (bustier, plissées, rebrodées...) longues et noires sont divines. Mention à celle ultragraphique, losange mouvant. On la préfère à la robe de mariée portée, que même la très sexy Jill Kortleve n’embrase pas.

En guise de trait d’union

Entre les défilés masculins, qui se sont terminés dimanche 26 juin avec un show Céline tonitruant, et la semaine de la haute couture, qui a débuté ce lundi, trois défilés dédiés au prêt-à-porter féminin ont joué les traits d’union dimanche à Paris : Paco Rabanne dévoilait sa collection femme, printemps été 2023 ; la maison Patou, relancée en 2018 avec Guillaume Henry à la direction artistique, défilait pour la première fois ; Alaïa, enfin, présentait dimanche soir ses créations hiver printemps 2023 dans sa future boutique de la rue du faubourg Saint-Honoré.

A l’attache

Au Palais de Tokyo, Julien Dossena a fait installer une longue coursive métallique en guise de podium, qui ne souffre pas les talons aiguilles. Ça tombe bien, l’ambiance n’est pas aux stilettos de diva cette saison chez Paco Rabanne. Les traverses accueillent des mannequins à l’aura hybride : des rude girls (avec d’énormes warrior boots en cuir surmontées de plaques de métal) de conte de fée 2.0 (foulard de babouchka en cuir rouge bardé d’œillets métalliques). Féminines avec un style bien trempé, elles portent des nuisettes aux couleurs franches et aux matières a priori antinomiques : latex violet et dentelle rouge, latex bleu et dentelle violette. Dossena explore aussi les possibilités du PVC, le colore de façon intéressante : un trench à l’imprimé abstrait orange, bleu et noir, ou une robe comme tombée dans un pot de couleurs primaires.

Un certain nombre de silhouettes sont lestées d’accessoires en cuir à l’esprit BDSM (les bracelets au poignet, les colliers de chien surmontés de chaînes) quand elles ne sont pas elles-mêmes inspirées du vaste monde SM comme ce top harnais qui se ferme sur la poitrine et au nombril façon boucles de ceinture.

Hors écran

Chez Alaïa, le rendez-vous est donné loin du QG de la maison (rue de la Verrerie, dans le Marais), mais à deux pas de la place de la Concorde, dans le carré d’or du luxe parisien, au 15 de la rue du faubourg Saint-Honoré (VIIIe arrondissement de Paris) où la marque (propriété du groupe Richemont) ouvrira bientôt une nouvelle boutique. Les lieux sont à l’état brut et le béton nu comme un ver. Le carton d’invitation sous la forme d’une blouse d’atelier sert de mémo : on cherche toujours ici à restituer l’amour de la mode qui habitait le geste d’Azzedine Alaïa, disparu en novembre 2017. Son style, intrinsèquement lié à l’amour qu’il portait aux femmes et à leurs courbes, plane dans l’air, Pieter Mulier, directeur artistique de la maison, qui présentait ce dimanche sa troisième collection, a pour mission de le moderniser.

Le discours du créateur belge, qui fut longtemps l’un des proches collaborateurs de Raf Simons, ne suit pas la tendance générale. Le maître Alaïa aurait probablement apprécié. «Le réel comme la création devrait rester loin des likes, des écrans, écrit-il dans la note d’intention. Ces vêtements sont faits pour être portés, touchés et sentis, bruts et imparfaits, de l’effet à l’affect.» Dès lors, c’est le corps qui apparaît dès le premier passage : un total look noir composé d’un body à col roulé et aux manches longues et d’un collant. Seules les chaussures en plexiglas transparent aux talons hauts au format carré jouent la carte – un peu trop appuyée – de l’extravagance.

Mulier ouvre le défilé avec plusieurs robes tubes à col montant mais transparentes qui laissent voir la poitrine nue du mannequin. Les premières filles passées, c’est Linda Spierings, top emblématique des années 80, qui apparaît, emmitouflée dans un immense manteau lie-de-vin aux épaules tombantes et aux manches cerclées de métal. De nombreuses silhouettes rappellent le vestiaire du fondateur de la maison. Mulier digresse ainsi sur des formes connues en les «augmentant» comme ce body perfecto noir, ce pantalon de cuir aux découpes motardes mais évasé à partir des genoux, une robe seconde peau échancrée sur le ventre, dont les découpes ont des airs de colonne vertébrale, une chemise blanche à capuche ou encore la pièce maîtresse de l’ensemble : un body noir transparent porté avec une jupe longue à traîne, très décolleté sur les fesses.

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