Depuis plusieurs semaines, les fonctionnaires de la police judiciaire ne s’échangent plus des tuyaux sur les belles affaires en cours mais une circulaire aux tournures datées, dont la rédaction remonte à 1908. Signé Georges Clemenceau, alors ministre de l’intérieur, le texte décline les missions de la toute nouvelle police judiciaire (PJ), constituée d’« agents expérimentés, se déplaçant rapidement » pour compléter l’action des « polices locales (…) enfermées dans d’étroites et d’infranchissables juridictions ». « S’affranchir des territoires pour lutter contre le crime : visionnaire ! », s’enthousiasme un commissaire de la PJ en province. Pour s’assombrir aussitôt : « Aujourd’hui, c’est ça qu’on veut foutre par terre. »
Selon la plupart des fonctionnaires de la PJ, la raison sociale de « l’entreprise de démolition en cours » tient en quatre lettres : DDPN, pour directions départementales de la police nationale. Ce projet, voulu par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et porté par l’inflexible directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, se veut une révolution copernicienne de l’organisation policière française : à partir de 2023, promet la Place Beauvau, tous les services de police d’un département seront placés sous l’autorité d’un unique directeur quand, jusqu’ici, un « patron » différent coiffait la police aux frontières, la sécurité publique, les renseignements et la police judiciaire.
Dans cette nouvelle architecture, un seul service d’enquêteurs devrait unir les « pjistes », détenteurs d’un savoir-faire rodé en traitant des procédures complexes (lutte contre le crime organisé ou la délinquance économique et financière, règlements de comptes), et leurs collègues de la sécurité publique, chargés de l’épuisante délinquance du quotidien. Or, ce contentieux de masse fournit, jusqu’à l’engorgement, une intarissable source de procédures dont la résorption est devenue un enjeu politique pour les autorités : assurer une visibilité à l’action de la police tout en alimentant la machine administrative en carburant statistique. D’où les craintes de la PJ, sur la voie d’un « démantèlement pur et simple », assure le commissaire de province, qui pronostique « la dilution de compétences très élevées dans le traitement du tout-venant pour liquider le stock monstrueux d’affaires en souffrance ».
« Réforme ambitieuse et nécessaire »
Le 8 juillet, un séminaire réunissant les grands chefs de la police judiciaire n’en a pas moins validé les orientations du vaste plan de réforme, mis en musique par des groupes de travail que supervise « une équipe projet nationale ». Depuis, la direction générale de la police nationale (DGPN) prend soin de déminer le terrain rendu instable par la bronca de la PJ : « Comme toute réorganisation, cette réforme suscite des interrogations, assure-t-on rue des Saussaies, QG de la police française. Mais elle est ambitieuse et nécessaire pour davantage d’efficacité, de lisibilité, de déconcentration et de cohérence. »
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