On ne manque pas de raison de s’émerveiller à Delphes. Le panorama sur la vallée, avec le golfe de Corinthe à l’horizon, est époustouflant. Le temple d’Apollon et le théâtre sont éblouissants de beauté. Mais en ce début juin, une attraction autrement surannée vole la vedette aux ruines antiques. « Regarde, des archéologues ! », murmure une touriste française.
Munis de chaussures de marche, de chapeaux fedora, de grandes feuilles blanches et d’anciennes brosses d’équitation, cinq individus grimpent sur le monument des rois d’Argos. « Avec notre parfaite panoplie d’aristocrate savant du XIXe siècle, on se fait remarquer », convient Julien Faguer, 32 ans, responsable d’un projet de recherche sur le site archéologique. Quelques heures plus tard, le docteur en histoire est méconnaissable : il a enfilé un costume de ville et parcouru 200 kilomètres pour rejoindre le splendide jardin de l’Ecole française d’Athènes (EFA).
La pionnière des dix-huit écoles étrangères d’Athènes, et la plus prestigieuse des institutions françaises de recherche à l’étranger, organise sa conférence annuelle ce mercredi 1er juin. Une centaine de personnes se retrouvent autour du buffet, en face de la bibliothèque riche de 88 000 volumes, accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qui à elle seule a incité plus d’un helléniste à faire le voyage.
Un verre à la main, une poignée de jeunes archéologues s’amusent à repérer les célébrités dans la foule. Ici, un illustre académicien. Là, un directeur de musée. Plus loin, un responsable du ministère grec de la culture. « La conférence annuelle est un événement mondain. On vient serrer des mains. On rencontre des collègues grecs qui pourront faciliter par la suite les relations qu’on aura avec les autorités », explique Julien Faguer.
En 2022, la cérémonie est d’autant plus attendue qu’elle s’inscrit dans les célébrations pour les 175 ans de l’EFA. Fondée sous le roi Louis-Philippe, en 1846, l’EFA « a forgé le mythe d’une élite universitaire partie en quête des vestiges de l’Antiquité et chargée de représenter les nations savantes auprès d’un Orient jugé mal dégrossi », rappelle le professeur d’archéologie classique Francis Prost dans un hors-série de la revue Archéologia consacré aux écoles françaises à l’étranger.
Lorsque les premiers membres de l’EFA arrivent en Grèce pour se confronter à la patrie du classicisme, ils ne connaissent ni les moyens ni le terme de l’aventure. Et pour cause : leur séjour est moins archéologique que politique.
Dans L’Histoire et l’œuvre de l’Ecole française d’Athènes (1901), Georges Radet raille le contenu des premières missions de l’institution : « On monte à cheval, on arrose, on bêche un hectare de jardin par jour et l’on a des moustaches d’un décimètre. On se montre, on fait des visites, on danse aux bals. » En détachant son élite universitaire vers l’Orient, la France veut accroître son rayonnement dans les régions méditerranéennes. L’enjeu est d’autant plus crucial que la nouvelle nation grecque est alors soumise au contrôle des grandes puissances intervenues à ses côtés lors de la guerre d’indépendance : le Royaume-Uni et la Russie.
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