Revirement complet pour le gouvernement. Trois ans après avoir été supprimées par la réforme du bac de l'ex-ministre Jean-Michel Blanquer, les mathématiques reviennent dans le tronc commun en première au lycée. Le ministère de l’éducation nationale a annoncé, dimanche 13 novembre, le retour d’un enseignement "obligatoire" des mathématiques en première de filière générale dès la rentrée 2023. "C’est le retour de l’enseignement des mathématiques pour l’ensemble des lycéens", a affirmé le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, dans un entretien aux Echos. La mesure s’appliquera à "tous les élèves qui ne prennent pas la spécialité mathématiques", qui "auront donc une heure et demie de cours en plus par semaine". Autre nouveauté: les élèves de classe de seconde en difficulté dans cette matière vont avoir aussi entre une heure et une heure et demie supplémentaire de "rattrapage".
Lors de la campagne présidentielle 2022, le candidat Macron avait promis le retour des mathématiques dans le tronc commun en cas de réélection. Réélu en mai à la présidence de la République, il avait acté début juin la réintroduction de la matière en première dès la rentrée de septembre, une heure trente par semaine mais seulement en option pour les élèves volontaires. Or, selon le ministère de l'éducation nationale, moins de 10% des lycéens éligibles l'ont choisie.
2023, année des maths?
Annoncé en amont d’assises des mathématiques organisées à Paris du 14 au 17 novembre, le retour des maths obligatoires s’inscrit dans une stratégie plus globale de Pap Ndiaye, qui vise à faire de 2023 "l’année de promotion des mathématiques" avec deux objectifs "réconcilier tous les élèves" avec cette discipline et "promouvoir l’égalité filles-garçons". Le ministre a annoncé une série de mesures comme la mise en place de groupes à effectifs réduits en mathématiques en classe de 6e ou d’objectifs de la parité filles-garçons d’ici à 2027 dans les spécialités mathématiques, physique-chimie ou mathématiques expertes considérées comme les plus sélectives.
Ce retour précipité des maths répond à un constat effaré: depuis que la réforme les a éjectées du tronc commun pour en faire une spécialité au choix, les maths ont brutalement perdu la cote: 41% des élèves de terminale se sont débarrassés de cette matière, alors qu'avant, ils n'étaient que 10% à avoir abandonné la calculette et l'équerre. Pire, la part de filles qui font des mathématiques intensives en terminale a dégringolé de 10 points, passant de 48% à 38%.
Allergie dangereuse
Une hémorragie qui a créé la polémique pendant la campagne présidentielle. Sociétés savantes, experts de l'éducation, personnalités comme le mathématicien et ex-député LREM Cédric Villani et grands patrons (trente d'entre eux, d'Orange à Michelin, L'Oréal, Axa, Blablacar, ont signé un appel dans Challenges le 31 mars) ont sonné l'alarme: la France a besoin de "matheux" dans ses usines et ses start-up pour maintenir sa compétitivité et assurer son avenir. Sous pression, le président Macron a forcé son ancien ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer, à corriger sa copie et martèle désormais qu'il faut "renforcer" les maths au lycée.
Ce retour des maths par la grande porte signe t'il la fin du psychodrame? Certainement pas tant les racines du mal sont profondes... L'allergie aux maths dans la patrie de Descartes et Poincaré a pris une ampleur alarmante. Outil de sélection des élites et de traumatisme des masses, cette discipline phare est à la fois sujet de fierté et de honte nationales. D'un côté, l'école tricolore de mathématiques peut s'enorgueillir d'avoir décroché 13 médailles Fields (une a été décernée encore cet été à Hugo Duminil-Copin), sorte de prix Nobel de maths, juste derrière les Etats-Unis (14), un record qui la classe comme la première nation au monde au regard du nombre d'habitants. De l'autre côté, nos résultats dégringolent dans les évaluations internationales qui testent, depuis 1995, le niveau des écoliers dans cette discipline (voir graphiques). Les jeunes Français sont devenus des cancres, bons derniers aux tests en CM1 sur 58 pays, avant-derniers sur 39 en classe de quatrième (Timss 2019), médiocres 25e sur 79 en seconde (Pisa 2018).
"En seconde, 20 à 25 % des élèves n'ont pas un niveau satisfaisant", fait savoir le ministre de l’éducation nationale dans son entretien aux Echos.
L'accueil de 16.000 enfants réfugiés ukrainiens ce printemps a enfoncé le clou: malgré la barrière de la langue, les professeurs ont constaté qu'ils avaient au minimum un an d'avance! "Aujourd'hui, la moitié des Français de 12 ans pensent qu'un quart vaut 0,4, s'affole l'inspecteur général de l'Education nationale Charles Torossian. Et 70% des élèves de quatrième ne maîtrisent pas la proportionnalité. Voilà le naufrage français." "On a mis beaucoup de temps à admettre la réalité, ergoté sur la qualité des tests pour noyer le poisson" , reconnaît son collègue, expert en mathématiques, Olivier Sidokpohou.
Pédagogie à revoir
Fin du déni en 2018: Charles Torossian et Cédric Villani sont missionnés pour concocter un plan afin de "savoir ce qu'il faut faire pour donner envie aux enfants de faire des maths" . Il en ressort 21 mesures, principalement axées sur l'école primaire.
Et il s'avère que le problème est moins quantitatif que qualitatif. Contrairement aux idées reçues, le nombre d'heures n'est pas en cause. Avec 182 heures de maths en moyenne en primaire, la France est nettement au-dessus de la moyenne de l'OCDE, à 154 heures, et reste à peu près dans la moyenne au collège. C'est plutôt la pédagogie qu'il faut revoir.
Si elle n'est pas l'unique inspiration, la méthode de Singapour est enfin préconisée. Développée dans les années 1970 par la cité-Etat asiatique pour améliorer ses performances éducatives, "c'est une synthèse internationale des pratiques didactiques et pédagogiques efficaces" mise en œuvre du CP à la sixième, décrit le rapport Villani-Torossian. Certaines anciennes, d'autres innovantes, mêlant notamment les préceptes Montessori, Piaget, Freinet… Son succès est phénoménal, puisque depuis 1997, Singapour ressort premier de tous les classements.
De nombreux pays s'y essayent: Israël, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l'Australie. Mais elle a été longtemps considérée avec défiance par le système éducatif français, conservateur, au nom de la "liberté pédagogique" des enseignants. Professeure des écoles en région parisienne depuis vingt-trois ans, Charlotte Dromard témoigne: "Je me suis posée des questions face aux difficultés de certains de mes élèves en CE1, donc j'ai profité d'un congé maternité pour me renseigner sur la méthode de Singapour. Mais c'était il y a quinze ans, et j'ai dû acheter le manuel avec mes deniers, bricoler le matériel nécessaire et convaincre ma direction. La formation à cette méthode ne figurait même pas au catalogue de l'Education nationale. Pourtant, les résultats ont été spectaculaires aux évaluations de fin d'année, au point que le directeur m'a demandé comment je faisais et que des collègues, au départ sceptiques, s'y sont convertis."
Méthode concrète
Le principe est simple: étudier pas à pas, concrètement, lentement, à fond, les notions de base. Pour jongler avec les additions et soustractions et comprendre le lien entre les deux opérations, les enfants manipulent d'abord des cubes, des barres, des bouliers, voire se déplacent physiquement sur une sorte de marelle. Pour les fractions, ils jouent avec des "camemberts" en bois, divisés en parts représentant des quarts, des tiers, des moitiés.
(X. Popy /Réa)
"C'est une pédagogie qui vise à retarder le moment de l'abstraction des chiffres, le contraire de la pratique française des formules apprises par cœur sans comprendre" , explique Jean Nemo, fondateur de la Librairie des écoles, première maison d'édition de manuels à avoir traduit ladite méthode. Monica Neagoy, devenue la "papesse" de la méthode de Singapour en France, parle de "désintimider" les élèves: "Ce système ludique permet de démarrer les quatre opérations dès le CP, les fractions dès le CE1, même si l'enfant ne sort du stade concret qu'en quatrième."
Forte de cette nouvelle recommandation nationale, la méthode de Singapour a connu un succès fulgurant. En 2018 et 2019, les ventes de ses manuels ont quadruplé. Mais pour que ça marche, il faut former les enseignants. D'autant que, dans le primaire, 86% des professeurs des écoles ont poursuivi des études de lettres ou de sciences humaines, et certains ne se sentent pas forcément à l'aise ni n'ont d'affinité pour le calcul et la géométrie. Or, en formation initiale, si un professeur des écoles à Singapour reçoit 400 heures de cours de maths, c'est seulement 60 heures en France. Le programme dans les Instituts du professorat et de l'éducation (INSPE) est déjà surchargé.
"En deux ans, il faut tout faire: de la pédagogie, de la vie de classe, des valeurs de la République, du développement durable… et les préparer au concours et faire des stages. C'est énorme", raconte Alain Frugière, directeur de l'INSPE de Paris.
Quant à la formation continue, elle est faible: 18 heures par an pour un enseignant de primaire contre 100 heures pour les Singapouriens.
Remobiliser le secondaire
Dans le secondaire, le problème est autre: les candidats au Capes de maths ont fait des études supérieures scientifiques, mais ils manquent cruellement, ces profils préférant d'autres carrières plus attrayantes. En 2022, 46% des postes ouverts sont restés vacants. D'où un recours accru à des contractuels, souvent moins compétents. Et la formation continue, même pas obligatoire pour les profs de collège et lycée, ne dépasse pas 25 heures.
La remise à niveau des profs est donc un axe fort du plan de sauvetage des maths: "On a labouré le terrain, publié des guides, refondé la didactique, repéré des référents chargés de former les autres", détaille Charles Torossian. Objectif: donner 30 heures de cours en petit groupe à 20% des professeurs des écoles chaque année, pour qu'ils y soient tous passés en cinq ans. Mais la mise en œuvre est laborieuse. Paru en janvier, un rapport relève que 12% des profs seulement ont pu être formés l'an dernier, faute d'un vivier suffisant de formateurs qualifiés et de remplaçants pour suppléer les instituteurs mobilisés. Pire, parmi ceux qui en ont bénéficié, moins d'un tiers a indiqué avoir changé de pratiques pédagogiques!
Au collège, la formation continue dans le cadre du plan maths est réduite à moins de deux jours… sur la base du volontariat. Jean-Michel Blanquer a bien tenté l'incitation en rémunérant les professeurs qui se formaient durant leurs vacances. Las, moins de 50% du budget a été consommé. Le ministère n'a pas dit son dernier mot. "Là aussi on a monté tout un plan, avec des labos de maths, des ressources. On a mis toutes les académies en tension pour mobiliser les équipes. C'est une année décisive!" prévient Torossian. En attendant, selon nos informations, les tests Pisa qui seront publiés en décembre 2023, mais ont été menés au printemps dernier, ne sont guère reluisants. Il faut espérer que les examens Timss, en février prochain, aient des résultats plus encourageants. "Poursuivre l'effort dans la durée, c'est tout l'enjeu, insiste Olivier Sidokpohou. Les pays forts en maths, comme Singapour, la Finlande, l'Irlande ou le Québec ne changent pas de méthode tous les quatre matins."