Agroalimentaire : les usines passent en économie de guerre
Le manque de produits agricoles, la facture énergétique et les difficultés à recruter provoquent débrayages, ralentissements de cadences, réductions de gamme dans l'industrie alimentaire.
Changement d'ambiance. Après avoir tourné à fond et souvent travaillé sept jours sur sept pendant la pandémie pour remplir les rayons, les entreprises agroalimentaires sont passées à des positions de repli face à une situation totalement inédite.
La facture énergétique est abyssale, la matière première manque, la main-d'oeuvre est de plus en plus difficile à trouver… « La situation actuelle remet en cause nos capacités de production », déclare sans détour Dominique Chargé, président de la Coopération agricole. De toutes parts dans l'industrie agroalimentaire, revient la même expression. « On est à un point de bascule… »
Chiffres vertigineux
Les chiffres font, il est vrai, froid dans le dos. Dominique Chargé cite l'exemple d'une coopérative, qui, en deux ans, va voir sa facture énergétique passer de 2 à 17 millions d'euros. Avec un résultat net de 5 millions d'euros, comment faire ? Il y a peu de marge de manoeuvre dans l'industrie alimentaire. Ce qui n'est pas transformé est perdu. Le lait, les légumes, la viande…
Le cumul de la sécheresse et de la canicule a fait plonger les rendements. Côté haricots et flageolets, le bilan est maigre. Il ne dépasse guère la moitié de ce qu'il était en 2021. Et beaucoup d'autres familles de produits ont souffert. Les organisations professionnelles estiment entre 25 et 35 % les chutes de production des légumes seuls. Qu'en sera-t-il l'an prochain, alors que les engrais azotés vont manquer et que leur prix a triplé en un an. La moitié des usines qui les fabriquent en Europe sont à l'arrêt en raison du coût du gaz.
Pénurie de légumes…
La coopérative bretonne Eureden, connue pour la marque d'Aucy, a allégé ses plannings et ne fait plus tourner qu'une partie des lignes de production. La réduction de son activité l'a conduite à pratiquer les RTT obligatoires. « On a dû faire face à un changement radical avec la sécheresse et la canicule. La Bretagne n'est pas préparée à ce type de situation climatique », dit Christophe Basile, directeur de la branche légumes du groupe.
La production régionale de haricots et de flageolets s'est effondrée de 40 % en 2022 et elle a peu de chances de remonter en 2023. « Attirés par les prix exceptionnels du maïs grain, du tournesol et du colza, beaucoup d'agriculteurs bretons ont stoppé la culture de légumes », ajoute-t-il. « Ce sera autant d'approvisionnement en moins car dans les autres pays où nous sommes présents, comme la Hongrie et l'Espagne, les agriculteurs ont fait les mêmes arbitrages. »
Pour endiguer l'hémorragie de légumes, Eureden a prévu d'augmenter les prix aux producteurs d'« au moins 16 % et sans doute plus. C'est autant de rentabilité en moins », explique Christophe Basile. Eureden va réduire le nombre de formats de conserves qu'elle proposait au profit des tailles et des poids plus demandés. « On fera moins de stocks. Il y aura plus vite des ruptures d'approvisionnements des clients. » Les conserveries sont très dépendantes du gaz. Pour en atténuer le coût, le groupe va concentrer la production sur certaines usines afin de « bénéficier des effets de masse et des frais fixes ».
La peur des coupures de courant
Grosses consommatrices de gaz pour la transformation des betteraves, les sucreries ont pris le parti d'avancer le calendrier de la récolte de dix jours. « On a demandé aux planteurs de sortir les betteraves de terre avant leur pleine maturité pour en disposer dès maintenant. Et éviter de les travailler pendant les mois de janvier et février, où on risque le plus d'avoir des coupures de courant », explique Pascal Hamon, le directeur industriel du groupe sucrier Cristal Union .
L'opération n'est pas indolore. Elle va avec une baisse du rendement sucrier de la betterave. Mais Cristal Union y perdra moins qu'en s'exposant à des coupures d'énergie. « C'est le meilleur compromis entre l'agronomie et l'énergie, qui est devenue notre plus grosse source de dépenses aujourd'hui », explique encore Pascal Hamon. L'envolée des prix du gaz a aussi convaincu Cristal de stopper ses activités de déshydratation des pulpes de betterave destinées à l'alimentation animale et de les vendre en l'état à des clients locaux. L'entreprise réduit ainsi de 10 % sa facture de gaz.
Cristal Union est également sur le point de finaliser ses accords sur le solaire avec EDF. Une source d'électricité qui sera disponible dans… cinq ans. Quant à la vapeur d'eau qui s'échappait vers le ciel, elle sera refroidie et récupérée pour en faire de l'énergie moyennant un investissement de 30 millions d'euros dans un nouveau site industriel.
Certaines enseignes plus livrées
Chez les abatteurs, on s'inquiète très fortement de la diminution du cheptel bovin. 10 % en cinq ans. « 730.000 animaux ont disparu », selon Paul Rouche, du syndicat de la viande. La sécheresse et le manque de fourrage pour les animaux ont accéléré le mouvement. « C'est une tendance de fond. Depuis le début de l'année, le cheptel recule de 3 % par mois. Les abattages ont chuté de 6 à 10 %. Moins d'animaux, plus de charges. Les outils ne tournent plus normalement », ajoute Paul Rouche.
Quelle est la suite ? restructuration ? fermeture ? Jean-Paul Bigard , qui concentre plus du tiers de la production de viande en France, se plaint de ne pas avoir pu passer les 12 à 15 % de hausses de tarifs qu'il réclamait aux distributeurs. Il a préféré cesser de livrer certaines enseignes.
C'est tout un système qui est remis en cause. La peur du manque de matière première pousse Jean-Paul Bigard à réclamer la contractualisation dont il ne voulait pas avec les producteurs. L'objectif étant de garantir l'approvisionnement de ses abattoirs. Il demande l'arrêt de l'exportation des jeunes bovins vers l'Italie et l'Espagne. Un changement de l'offre au profit de bovins plus petits, mieux adaptés à la demande de haché. L'entrecôte fournie par les gros animaux ne fait plus recette. Le recrutement de personnel dans les abattoirs est l'autre « énorme problème. Il nous manque 10 % de la main-d'oeuvre nécessaire. On a un gros problème d'image et de formation. Tout est à revoir ».
Marie-Josée Cougard