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Enquête

Nucléaire : la course aux salariés de l'atome

La filière nucléaire française va devoir recruter en masse pour mener à bien le chantier du siècle, avec la construction programmée de six - voire 14 - nouveaux EPR. Si le nucléaire est redevenu fréquentable face à l'urgence de la lutte contre le réchauffement climatique, il peine encore à remplir les salles de formations. Le compte à rebours est lancé.

Des employés passent devant le bâtiment d'un réacteur sur le site de l'EPR de Flamanville, en Normandie, le 14 juin 2022. L'EPR doit être mis en service en 2023 après de nombreux retards. (Sameer Al-DOUMY/AFP)
Des employés passent devant le bâtiment d'un réacteur sur le site de l'EPR de Flamanville, en Normandie, le 14 juin 2022. L'EPR doit être mis en service en 2023 après de nombreux retards. (Sameer Al-DOUMY/AFP) ( )

Par Gwénaëlle Barzic, Sharon Wajsbrot, Enrique Moreira

Publié le 30 sept. 2022 à 17:55Mis à jour le 3 oct. 2022 à 15:55

C'est l'un des principaux dossiers que le futur PDG d'EDF Luc Rémont va trouver sur son bureau. Aux yeux de certains, ce sera même son principal défi : trouver suffisamment de personnels formés et expérimentés pour mener à bien la relance du nucléaire français après la débâcle de Flamanville qui a exposé au grand jour une perte généralisée des compétences au sein de la filière.

« On manque de bras », a avoué à la fin de l'été son prédécesseur Jean-Bernard Lévy alors que la production du parc nucléaire français est tombée à un plus bas historique , aggravant la crise énergétique qui frappe le continent européen. Le constat est partagé par l'ensemble du secteur qui s'arrache soudeurs, chaudronniers ou tuyauteurs, souvent avant même qu'ils ne sortent d'école. Alors quand Emmanuel Macron a annoncé fin septembre vouloir accélérer le calendrier de la construction de nouveaux EPR , soit le plus gros chantier que le pays ait connu depuis le plan Messmer dans les années 1970, il a suscité quelques sourires crispés au sein de la filière.

La France ambitionne de se doter de six EPR2, avec une option pour en construire huit supplémentaires. L'objectif de ce qui est pour l'instant un projet est ambitieux : couler le béton du premier EPR avant la fin du mandat présidentiel, soit mai 2027, pour une entrée en service en 2035. Certes, cela laisse du temps pour se préparer, mais dans cette industrie du temps long où le niveau d'exigence connaît peu d'équivalents, cela veut dire demain.

Ainsi la formation d'un soudeur, l'un des profils plus recherchés dans le nucléaire mais aussi dans toute l'industrie, nécessite deux à trois ans. Mais le nouveau diplômé devra ensuite s'exercer encore plusieurs années avant d'atteindre le niveau requis. Autrement dit, il faut commencer à recruter - massivement - dès maintenant.

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Défi colossal

La filière, qui représente aujourd'hui 220.000 emplois directs et indirects, a fait ses calculs. Il faudra mobiliser au total 30.000 personnes pour les 3 premières paires d'EPR : ingénieurs, techniciens qualifiés et ouvriers. Mais il faudra poursuivre en parallèle les autres chantiers : la maintenance des réacteurs, le grand carénage des centrales dont la durée de vie doit être prolongée, etc.

« On est collectivement face à un défi colossal », souligne le président de l'Autorité de sûreté nucléaire Bernard Doroszczuk qui avait appelé en début d'année à un « plan Marshall » . « Une fois la décision prise, il faudra faire une sorte de cause nationale de l'attractivité de la filière comme des ressources techniques et financières à mettre en oeuvre, sinon il ne sera pas possible de mettre en oeuvre ce programme », alerte-t-il.

La pénurie de main-d'oeuvre qualifiée sur certains métiers, c'est justement ce qui avait miné, avec d'autres facteurs, la construction du premier EPR au monde à Flamanville. Commencé en 2007, le chantier, censé durer cinq ans, n'est toujours pas terminé et sa facture a explosé.

Transmission des savoirs interrompue

Les explications sont connues, en particulier l'absence de nouveaux chantiers entre l'achèvement de Civaux en 1997 et le début de Flamanville, ce qui a pour partie empêché la génération des bâtisseurs du plan Messmer de transmettre leur savoir-faire aux plus jeunes.

Et puis il y a eu la catastrophe de Fukushima au Japon, le début d'un long « hiver nucléaire » qui s'est traduit par une désaffection pour cette industrie dans les écoles et universités. Au sein de l'élite, centraliens et polytechniciens se sont tournés vers les métiers du conseil et de la finance, davantage rémunérateurs, tandis que les formations d'ingénieurs spécialisées se sont dépeuplées. Les atermoiements de la politique énergétique française n'ont pas aidé : difficile de mettre des étoiles dans les yeux des étudiants quand la seule perspective a longtemps été la réduction du nucléaire dans le mix énergétique et le démontage d'une dizaine de centrales.

« On a eu un creux énorme », raconte Emmanuelle Galichet, responsable des enseignements en sciences et technologies nucléaires du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). « J'ai des collègues au CNAM qui font des formations en aéronautique, moi j'étais à 5 (élèves), eux, ils étaient à 40 », ajoute-t-elle, le nucléaire étant victime selon elle d'une « double peine » : un désamour général pour les études scientifiques et une mauvaise image qui a longtemps collé au secteur.

Après l'hiver, le printemps

Mais cette année, pour la première fois, sa formation d'ingénieurs a fait le plein à Paris au début de l'été. Même son de cloche à l'Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN). Sa formation d'ingénieur spécialisé en génie atomique est passée en cinq ans d'une cinquantaine d'élèves à 78 inscrits pour la période 2022-2023, indique son directeur Eric Gadet.

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Ce regain d'attrait pour l'atome s'explique notamment par le rôle qu'il peut jouer dans la lutte contre le réchauffement climatique en offrant une solution énergétique bas carbone. Le discours d'Emmanuel Macron à Belfort en février , marqué par l'annonce du projet de construction de nouveaux EPR, a par ailleurs donné le signal, attendu de longue date, d'un « printemps du nucléaire ».

La marche est haute. Pour répondre aux besoins en ingénierie, la filière estime qu'il faudra recruter 4.000 ingénieurs par an dans les années qui viennent. Problème : la France forme chaque année 44.000 ingénieurs quand il en faudrait 60.000 pour répondre aux différents besoins. Et la réforme du lycée risque d'amplifier les difficultés, a mis en garde Marc Rumeau, le président de la Société des Ingénieurs et scientifiques de France, à la rentrée. Souvent par méconnaissance, les élèves ne choisissent pas les bonnes options ce qui leur barre ensuite la route des prépas, a-t-il alerté, en s'inquiétant de « la disparition » des jeunes femmes dans les parcours scientifiques.

Le manque d'attractivité est beaucoup plus sur les métiers qui sont au niveau bac, bac pro et bac+2 que sur les ingénieurs.

Mais les tensions concernent aussi et surtout des métiers de techniciens qualifiés qui ne sont pas propres au nucléaire : soudeurs, mécaniciens de machine tournante, tuyauteurs, contrôleurs, électriciens industriels.

« Le manque d'attractivité est beaucoup plus sur les métiers qui sont au niveau bac, bac pro et bac+2. Les écoles d'ingénieurs sont remplies, les bac pro et les BTS le sont moins », souligne Cécile Arbouille, déléguée générale du Groupement des Industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen), en faisant le lien avec le recul de la part de l'industrie à 11 % dans le PIB français, derrière l'Angleterre et l'Italie.

Zola et Charlot

« Beaucoup de jeunes pensent encore que l'industrie c'est Zola ou Charlot avec le travail à la chaîne », se désole de son côté Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d'énergie nucléaire (SFEN), alors que le secteur recourt aujourd'hui massivement au numérique ou encore à l'automatisation. « Il faut redonner envie aux jeunes générations de construire des machines, leur faire briller les yeux », estime David Guillon, le directeur général de SPIE Nucléaire.

Sans attendre la clarification de Belfort, les professionnels du nucléaire, soit 3.000 entreprises au total dont le nucléaire ne représente souvent qu'une partie du chiffre d'affaires, ont pris le taureau par les cornes. Beaucoup ont ainsi mis sur pied leurs propres centres de formation.

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« On fait le choix d'investir aujourd'hui pour demain », souligne Stéphane Broquet, directeur adjoint de l'énergie chez Altrad Endel qui ambitionne de doubler la taille de son école pour 2023-2024 grâce au soutien du plan France Relance.

Ces écoles accueillent des jeunes sortis d'école mais aussi des actifs en reconversion.

Commercial de formation, Michael Robert, 44 ans, a été embauché au sein de l'ETI Ineo Nucléaire après y avoir suivi une formation de monteur électricien. Il était le plus âgé de sa promotion qui incluait aussi des traiteurs, un livreur et une chimiste. Sur 12, huit ont été embauchés.

Mais tous ne sont pas prêts à recruter dès maintenant pour une commande qu'ils ne sont pas certains de décrocher.

Anticiper les contrats

« On a de grands choix d'investissement à faire dans des ateliers, des machines, des embauches et des formations, or sans visibilité sur les futures commandes c'est très compliqué : sans contrat, je n'investis pas », souligne Philippe Delobelle, directeur général de Ponticelli, une ETI française spécialisée dans la tuyauterie nucléaire. Mis en concurrence dans les appels d'offres d'EDF, ce dernier n'est pas sûr de remporter la mise. Il plaide pour changer de logiciel. « Il faudrait travailler à livre ouvert, avec un mécanisme de marge définie à l'avance. On nous dit qu'il y a du boulot pour tout le monde alors allons-y ! Vite ! Et au moins on aura le temps de former les gens ».

EDF assure de son côté avoir tiré les leçons des chantiers passés. « Mon boulot est de donner la meilleure visibilité possible aux entreprises pour leur permettre d'investir », assure pour sa part Gabriel Oblin, le directeur du projet EPR2. « On est très avancé sur les appels d'offres dans le génie civil, le marché de la turbine est signé, pour les diesels et les tambours filtrants nous sommes aussi avancés. Fin 2024, si la décision de lancer le programme EPR2 est prise 70 % des marchés seront signés ».

Au sein de l'énergéticien public, les recrutements d'ingénieurs pour finir les plans de l'EPR2 s'accélèrent. « Depuis quatre ans, on s'est mis dans une logique d'augmentation régulière et substantielle de nos effectifs. On est 5.000 personnes au sein des équipes nouveau nucléaire d'EDF, on sera 7.000 en 2025 », explique Patrick Bossaert, directeur des ressources humaines du nouveau nucléaire.

EDF a d'autant plus besoin d'étoffer ses effectifs qu'il avait trop largement externalisé ses équipes d'ingénierie, avec une sous-traitance dépassant les 50 % dans ce métier stratégique. Aujourd'hui c'est marche arrière toute pour s'assurer qu'il n'y ait pas de nouveau raté. « On estime que le faire faire ne doit pas dépasser 30 à 35 % globalement. Si vous allez au-delà, vous mettez en danger la maîtrise de votre métier, sauf pour certains domaines spécifiques », indique Patrick Bossaert. Le groupe va chercher ses ingénieurs dans l'automobile, l'aéronautique mais aussi dans l'industrie du pétrole ou navale. « Des gens étaient sur le marché de l'emploi après l'arrêt du contrat de Naval Group en Australie. », explique Patrick Bossaert.

Une prime pour venir à Penly

A Penly , EDF travaille déjà à attirer les talents car ses équipes de construction doivent rejoindre le site dès mi 2023. Un accord avec les partenaires sociaux est en négociation pour améliorer les conditions de rémunération. Car la construction d'un réacteur nucléaire a beau être le rêve de tout ingénieur, il faut aussi compenser les désagréments d'un déménagement ; souvent en famille ; à proximité du site.

Il faudra aussi les loger dans une région où télétravailleurs et Parisiens sont de plus en plus nombreux. Le logement mais aussi l'accès aux soins ou encore les places de parking sont des questions compliquées qu'il faudra anticiper, souligne Virginie Neumayer, responsable CGT chez EDF, de même que l'accueil des travailleurs étrangers qui devront probablement être appelés en renfort, notamment pour la partie génie civil du chantier.

Il faudra aussi compter avec la compétition des pays étrangers pour les talents qualifiés : selon l'Agence internationale de l'énergie atomique, une trentaine de pays, en plus des nations déjà nucléaires, envisagent de se lancer dans l'atome.

Gwénaëlle Barzic, Sharon Wajsbrot, Enrique Moreira

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