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TRIBUNE

«Enseigner, ce n’est pas se taire», par Mickaëlle Paty, sœur de l’enseignant assassiné

«Libération» publie le discours que Mickaëlle Paty a prononcé samedi 15 octobre à la Sorbonne, à l’occasion de la remise du prix qui porte le nom de son frère, Samuel Paty, à trois classes de collège ayant planché sur le thème de la liberté d’expression.
par Mickaëlle Paty
publié le 17 octobre 2022 à 12h00

Enseigner, c’est expliquer, et non se taire. En attendant le devoir de vérité, je viens ici reprendre son cours pour assurer un dernier devoir : celui de lui rendre son honneur. Pour cela, il me semble nécessaire de reprendre les objectifs du programme d’éducation morale et civique de 4e. Ces valeurs sont notamment la Dignité, la Liberté, l’Egalité, la Solidarité ou encore la Laïcité. La méthode des dilemmes moraux a pour objectif de développer les capacités de raisonnement des élèves pour forger des esprits critiques. Elle vise aussi le respect du pluralisme des opinions dans le cadre d’une société démocratique, tout en rappelant que la loi civile en est le garant.

Je dédie ce discours à toutes les personnes mortes, blessées, torturées ou incarcérées dans le monde pour avoir osé s’exprimer et je le fais pour faire comprendre qu’on ne met pas un «oui, mais» après le mot décapitation, en France on met un point.

«Etude de situation : la liberté de la presse» et «Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie» sont les deux cours que mon frère a présentés à ses classes de 4e suite à l’attentat de Charlie Hebdo. Son premier cours est là pour rappeler que toutes les libertés sont des conquêtes humaines et qu’il n’en a pas toujours été ainsi […]. Il précise que cette liberté reste limitée par la loi de 1881 qui impose de ne pas publier de fausses nouvelles, ce qui pourrait troubler la paix publique. Celle-ci interdit également la diffamation des personnes.

Croire ou ne pas croire «sans pression»

L’attentat de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015 est mis en exergue pour expliquer que la liberté de la presse peut être menacée. Rien n’est acquis définitivement, et si une de nos libertés est menacée, il faut en assurer la défense pour la préserver. Mon frère finira ce cours en annonçant que, lors de la prochaine heure, il reviendrait sur l’attentat de Charlie Hebdo en montrant les caricatures qui ont fait polémique.

Son deuxième cours est intitulé «Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie». Trois caricatures représentant le prophète Mahomet sont montrées quelques secondes, ces dessins étant issus du réseau Canopé de l’Education nationale. Dans ce cadre-là, il interroge sa classe ainsi : faut-il ne pas publier ces caricatures pour éviter la violence ou faut-il publier ces caricatures pour faire vivre la liberté ? […]. En résumé, Samuel n’a pas fait l’éloge de la caricature mais il a défendu la liberté d’en dessiner une. […]. Cette liberté est encadrée par la loi. C’est ainsi que Samuel donnera à sa classe la possibilité de comprendre que la laïcité permet, comme le dira d’ailleurs une de ses élèves, de croire et de ne pas croire, et, dans les deux cas, «sans pression».[…]. En droit français, il n’existe aucune infraction sanctionnant les atteintes aux divinités, dogmes, croyances ou symboles religieux, autrement dit le blasphème. Il faut donc faire la différence entre les atteintes aux croyances et les atteintes aux croyants.

Personne n’est obligé d’aimer Charlie Hebdo et encore moins de l’acheter et de le lire. On a le droit de ne pas aimer les caricatures et de le dire. La paix civile dans une société démocratique est garantie par cette tolérance que d’autres ne pensent pas comme nous. Dans un Etat de droit, personne n’a le droit de menacer ou de tuer, on s’adresse à la justice pour régler ses différends. Samuel apprenait à ses élèves à se confronter à ce qui peut déplaire tout en leur laissant exprimer leur désaccord. Il a opposé le langage à la violence. Alors oui, Samuel a déconstruit les arguments des islamistes en montrant leur vacuité dans notre République laïque. Il a accompli son devoir et tenu ce poste pendant vingt-trois ans, jusqu’en 2020, pour la dernière fois.

La laïcité de Jules Ferry

J’aimerais également revenir sur un point important qui ne semble pas avoir été compris il y a deux ans et [le reste] encore aujourd’hui pour beaucoup. Lors de la projection pendant quelques secondes des caricatures, Samuel propose – et non impose – aux élèves qui auraient peur d’être choqués de ne pas regarder – ou de sortir quand une AVS [assistante de vie scolaire, ndlr] est présente – et non pas seulement aux enfants musulmans. C’est un acte de prévenance envers un public encore jeune. Des enfants de 13 ou 14 ans ne veulent peut-être pas voir des dessins appelant à créer de l’émotion. Il leur a ainsi laissé le choix – choix possible dans une société laïque uniquement. […].

Faut-il rappeler que la laïcité, comme le dit si bien mon ami Henri Peña-Ruiz [philosophe], «n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait» ? Le recours aux plaintes victimaires, comme à un antiracisme dévoyé et au besoin à la peur, ne sont là que pour rendre acceptable de renoncer à notre école laïque. Face à cela, je poserai une question simple : combien d’enfants se sont sentis offensés ? La réponse se trouve dans le rapport de l’Education nationale : deux. Admettons trois si on compte également la jeune fille absente. Donc trois élèves sur les 60 qui composent les deux classes de 4e de mon frère et qui ont bien évidemment eu le même cours. N’est-il pas problématique de dire qu’il a froissé LES élèves ?

Des arguments aux islamistes

Cette attitude a engendré deux conséquences. Premièrement, faire passer une réaction minoritaire pour majoritaire, rendant mon frère coupable aux yeux de tous de discrimination. Deuxièmement, affirmer qu’il a pu commettre une erreur en lui demandant de s’excuser a légitimé une campagne islamiste menée par des parents faussement indignés. Cette campagne sous couvert d’islamophobie […], ce jihadisme d’atmosphère, sera responsable de la mort de Samuel. […]. Alors je vous le demande : entre celui qui fait preuve de prévenance en proposant de ne pas voir les caricatures et celui qui conforte les plaintes bruyantes de parents froissés, qui donne des arguments aux islamistes ? J’invite également les adeptes du «Oui, mais…» à lire la note du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation du 27 août dernier. Celle-ci évoque «une offensive anti-laïcité menée sur les réseaux sociaux visant à déstabiliser l’institution scolaire» et relève que «du personnel des établissements participe implicitement à la propagande salafo-frériste à l’école». Il va être de plus en plus difficile de contorsionner les faits et de manipuler les opinions à dessein sans afficher clairement un militantisme à l’idéologie islamiste. Alors non, Samuel n’est pas responsable de sa propre mort.

«On ne prostitue pas impunément les mots», disait Camus. Il faut pourtant voir ces vérités en face sinon toutes mesures correctives resteront vaines. Et il y aura un «ce n’était pas la dernière fois». Tant que rien ne change, c’est que rien n’est fait. Pour conclure, je vais vous lire un texte qu’une ancienne élève a écrit après sa mort. «Merci pour le travail que vous avez fait, vous m’avez enseigné l’histoire-géographie comme personne ne l’avait fait avant. Merci d’avoir été mon professeur pendant deux ans. Merci d’avoir été d’une certaine manière dans ma vie (on se voyait du lundi au vendredi quand même). Merci pour ses blagues à la fin des cours, certes, qui n’étaient pas vraiment drôles mais du moins, il essayait de faire en sorte que si on allait mal ça pouvait nous remonter le moral. Merci Monsieur, merci pour tout.»

Sommes-nous toujours libres de nous exprimer ? Je crois qu’en 2022, on n’aurait pas dû devoir soulever ce débat. Alors vous, élèves et professeurs, montrez-nous, démontrez-nous qu’on peut encore répondre à cette question par un oui. Pour «la dernière fois». Merci.

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