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Solutions solidaires : enquête

Télétravail : l’exode urbain n’a pas encore eu lieu

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Depuis le début de la crise du Covid, le travail à domicile a connu un essor tel qu’il pourrait être l’occasion de mieux répartir la population active, en quête de nouveaux modes de vie, sur tout le territoire. Et permettre à des villes moyennes de se développer.
par Benjamin Leclercq
publié le 17 octobre 2022 à 23h38

Il est entré dans nos vies à la faveur de la pandémie, pour s’y installer tranquillement depuis. Au point que, d’une déstabilisante bizarrerie en 2020, le télétravail confine désormais, pour certains, à la routine. Certes, tout le monde n’est pas concerné (seuls 30 % environ des actifs ont un job «télétravaillable»), et le temps plein en distanciel a fait long feu, mais un bouleversement a bel et bien eu lieu. Il est multidimensionnel. Managérial, social, logistique… et territorial : si l’on peut bûcher hors du bureau deux, trois ou même cinq jours par semaine, alors on peut s’en éloigner. Voire mettre les voiles pour mieux habiter et mieux vivre loin du très honni métro-boulot-dodo métropolitain.

Espoirs territoriaux

Un nouveau champ des possibles qui n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd : petites et moyennes communes, départements dépeuplés et autres espaces en quête de revitalisation tentent depuis 2020 de se positionner. «Le télétravail a été vecteur de beaucoup d’espoir pour de nombreux territoires», témoigne Hélène Milet, directrice de programme à la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), qui a senti sur le terrain «l’envie des élus locaux d’en tirer parti». Les Parisiens se souviennent sans doute des saillies publicitaires dans les souterrains de la capitale au plus fort de la pandémie, toutes en rimes riches et slogans (plus ou moins) audacieux : «La solution, c’est La Roche-sur-Yon» (Vendée) ; «Vivez mieux, venez à Evreux» (Eure) ; «Changez de vie, pas de boulot» (Grand Paris Sud) ; ou «Besançon, vous êtes bien partis pour rester» (Doubs).

L’idée est légitime et habile : revitaliser ses terres en allant braconner sur celles des métropoles, dont les habitants, harassés par la densité, le béton et la cherté du mètre carré, n’attendraient que ça. Le grand air, l’espace, la vie simple et locale. Sans changer de job, donc, puisque le télétravail le permet désormais. C’est là le grand pari, autant que la grande inconnue, qui intéresse bien au-delà des seuls élus locaux : le télétravail a-t-il le pouvoir de modifier profondément la géographie du travail en France ?

Basculement du récit de l’attractivité

Commençons par déjouer les prédictions tapageuses, légion depuis 2020. D’abord, la grande migration ville-campagne n’a pas lieu. «L’exode urbain est une bulle médiatique, assène Hélène Milet. La ville n’est pas aujourd’hui décriée, et demeure structurante pour beaucoup de modes de vie.» D’ailleurs, note-t-elle, «l’ensemble des déménagements à l’échelle nationale montrent surtout de grands flux entre les villes elles-mêmes.» «Rien ne permet d’accréditer un exode urbain produit par le télétravail», abonde Achille Warnant, géographe chargé d’enseignement à l’EHESS et spécialiste des villes moyennes. Tout en soulignant «le manque de données et de recul», il lui préfère «un exode métropolitain à intensité non mesurable».

Quant à la revanche des campagnes, elle mérite elle aussi pondération. «On observe actuellement un basculement du récit de l’attractivité dans les discours politique et médiatique, note Olivier Bouba-Olga, économiste et chef de service études et prospective à la région Nouvelle-Aquitaine. La survalorisation de la métropole a cédé la place à celle de la vie rurale, sans fondements factuels. Il faut relativiser l’un comme l’autre !»

Frontières spatiales et temporelles brouillées

Voilà pour les réserves. Pour autant, le télétravail n’est et ne sera pas sans effets sur la géographie du travail, loin de là. «De nombreux territoires pourraient se trouver bousculés par les nouvelles stratégies résidentielles que permet le télétravail», avance ainsi Magali Talandier, professeure en urbanisme et aménagement du territoire à l’université Grenoble Alpes (laboratoire Pacte), dans son article Télétravail et recompositions territoriales : les Zoom towns (2021). C’est à bas bruit, lentement et de manière encore incertaine, qu’il rebat les cartes. En mesurer l’impact est d’autant plus complexe qu’il s’agrège à un panorama déjà fortement mouvementé. «Pendant longtemps, le travail était organisé autour d’une unité de temps et d’une unité de lieu. Il était alors assez aisé de le spatialiser, témoigne Patricia Lejoux, chercheuse en aménagement et urbanisme au Laboratoire aménagement économie transports (Laet). Ces frontières sont aujourd’hui brouillées, sous l’effet d’une diversification des lieux et des moments de travail.»

Le télétravail amplifie d’abord des tendances existantes. Au premier rang desquelles une forme de mise à distance du travail. «La dissociation est croissante entre lieux de travail et de résidence», décrit Patricia Lejoux. Concrètement, «les emplois se concentrent dans les métropoles en même temps que les actifs se localisent toujours davantage dans les couronnes métropolitaines». La distance moyenne domicile-travail augmente d’ailleurs de presque 3 % par an depuis les années 80.

L’avenir des villes moyennes ?

«L’emploi reste géographiquement stable, dans les cœurs métropolitains où numérique croise monde réel, mais les populations bougent et résident davantage autour de ces hubs», abonde le sociologue Jean Viard. A fortiori depuis deux ans : «La pandémie a provoqué une rupture profonde. Désormais, l’art de vivre supplante l’art de produire. Quitte à allonger fortement la distance qui sépare l’un et l’autre.»

Les géographies du travail et de la résidence tendant à s’écarter, reste à les articuler. Pour les faire coïncider et parcourir ces distances qui augmentent : la voiture… ou le télétravail. Celui-ci permet «une hybridation territoriale», dit Jean Viard : «On choisit son lieu de vie pour d’autres critères et on se fait livrer son travail à domicile deux ou trois jours par semaine pour compenser la nouvelle contrainte kilométrique.»

Libé des solutions

Des mouvements de population ont donc bel et bien lieu. «Ce sont de petits flux de ménages qui quittent les centres urbains», décrit Hélène Milet, citant l’étude Exode urbain ? Petits flux, grands effets, que sa plateforme a menée avec le Plan urbanisme construction architecture (un service interministériel). «Ils se font au bénéfice de trois types de territoires : les villes petites et moyennes ; les communes de couronne ; et certains espaces ruraux.»

«Les ménages télétravailleurs qui migrent ne vont pas n’importe où : ils cherchent une France patrimoniale, un bon lycée, le long d’un chemin de fer. Comme Reims ou Laval», schématise Jean Viard. Pour Magali Talandier, du laboratoire Pacte, ce sont d’abord les villes moyennes, dont le solde migratoire est redevenu positif, qui tireront leur épingle du jeu directement grâce au télétravail. Et la chercheuse de citer Angers, Nîmes, Caen ou Le Mans.

Le nombre de tiers lieux a doublé en quatre ans

Si les lieux de résidence se diversifient, les lieux de travail aussi. Patricia Lejoux, du Laet, rappelle ainsi «l’émergence de lieux intermédiaires : ni travail ni maison». Ce sont les espaces de coworking et autres tiers lieux, «au sein desquels on trouve de plus en plus de salariés en télétravail». Selon l’association France Tiers Lieux, ils ont presque doublé en quatre ans, passant de 1 800 en 2018 à 3 500 en 2022. «Le coworking demeure un microphénomène, mais c’est un signal faible qui en dit long sur la spatialité du travail tel qu’il pourrait être demain.»

Pour les territoires, l’équation est complexe. Il s’agit de garder un œil sur ces nouveaux flux, ténus mais signifiants, sans en attendre de miracle. «On est en phase d’incubation, d’imprégnation culturelle, estime Jean Viard. Il leur faut composer avec l’inconnu !» «On ne construit pas de politique d’attractivité sur le télétravail, mais bien sûr une action publique transversale», tranche de son côté Hélène Milet, du Popsu. Mais parce qu’il peut à son tour générer de nouvelles inégalités sociales et territoriales, s’y pencher sérieusement est toutefois essentiel, complète Olivier Bouba-Olga : «Le télétravail, on sait désormais que cela fonctionne et que cela peut changer radicalement l’articulation spatiale du travail. Il faut maintenant s’interroger collectivement sur sa généralisation et ses modalités. C’est un choix de société.»

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