Dans son discours de politique générale, le 6 juillet dernier, Élisabeth Borne a promis un « service public de la petite enfance » permettant « d’offrir les 200 000 places d’accueil manquantes » pour les 0-3 ans. Ce volontarisme est-il de bon augure ?

À chaque nouveau gouvernement, on reparle des crèches. C’est un peu comme dans le film Un jour sans fin… Évidemment, le sujet est porteur politiquement : pour les territoires, des places en crèche, c’est de l’attractivité, c’est bon pour l’économie. Mais que se passe-t-il en réalité ? On ne fait qu’assouplir les normes, notamment d’encadrement. On bricole, sans s’intéresser vraiment à l’intérêt de l’enfant.

Que voulez-vous dire ?

Il y a de moins en moins de personnel qualifié auprès des tout-petits. Je vous en donne une illustration : au fil des années, on a élargi l’accès à la fonction de directeur ou directrice de crèche. Au départ réservée aux infirmières puéricultrices, cette fonction a ensuite été ouverte aux éducatrices de jeunes enfants. Résultat, ces dernières ont quitté les sections où elles s’occupaient des enfants, et il n’est resté, auprès d’eux, que les auxiliaires de puériculture et les titulaires d’un CAP – rappelons qu’il faut trois ans de formation pour être éducatrice de jeunes enfants, un an seulement pour le CAP. Mais on va encore plus loin aujourd’hui, puisque l’on s’apprête à recruter des personnes sans aucune qualification.

Vous faites là référence à l’arrêté ministériel entré en vigueur le 31 août, qui élargit les dérogations accordées pour l’embauche de candidats sans qualification, formés ensuite en interne ?

Oui, on va toujours plus loin dans cette logique. À partir d’une idée complètement fausse : qu’il suffirait d’aimer les enfants pour bien les prendre en charge. S’occuper des tout-petits, c’est un métier. Or que fait-on ? On va chercher des chômeurs de longue durée, qui n’ont pas d’expérience. Je ne dis pas que le diplôme fait tout, mais l’évolution en cours suscite des interrogations. Même chose avec la direction des crèches : depuis un décret d’août 2021, on n’est plus obligé d’avoir un directeur ou une directrice à plein temps pour les crèches de moins de 25 places. Autrement dit, ces établissements peuvent être en pilotage automatique ! Cela pose des enjeux de fond : on est là dans des métiers de l’humain, il faut donc que quelqu’un manage.

Quelle est la situation à Auxerre ? N’êtes-vous pas confrontée à une pénurie de places et à un manque de personnel ?

Si, comme partout, et notre objectif est de répondre au mieux à la demande des parents. Mais pas au détriment de la qualité. Actuellement, nos quatre crèches municipales accueillent une centaine d’enfants, et la liste d’attente en compte 120. C’est beaucoup trop, à l’échelle d’une petite ville comme Auxerre (34 500 habitants selon l’Insee, NDLR). À un moment donné, ici, il m’a manqué neuf personnes sur quatre crèches… On peut comprendre les tentatives des pouvoirs publics de trouver des solutions, ça part d’une bonne intention. Mais je persiste : si on en demande toujours moins, notamment en matière de qualifications, ça ne va pas dans le bon sens.

Vous disiez que s’occuper d’enfants, c’est un métier. Qu’est-ce que cela exige ?

De ne pas agir selon ses croyances ou ses convictions en matière d’apprentissage et d’éducation, mais de manière professionnelle, en fonction des besoins de l’enfant. Cela peut sembler une évidence, mais en réalité ça ne l’est pas du tout. En crèche, il y a encore beaucoup de punitions, de brusqueries, d’humiliations, je l’ai vu souvent. Principalement pour deux raisons. D’abord, la formation n’est pas adaptée, elle reste trop abstraite, peu tournée vers l’apport des neuro-sciences. On enseigne des petits morceaux de théorie, des bouts de Freud, de Winnicott, de Mélanie Klein, dont chacun garde ce qu’il veut… Résultat : les professionnelles passent leurs journées à surestimer les capacités de compréhension et de contrôle de l’enfant. On demande à des tout-petits de « partager », de « patienter », alors que du point de vue du développement, c’est impossible pour eux.

Et la deuxième raison ?

Une fois en crèche, le personnel manque souvent d’un outil absolument décisif à mes yeux : des prescriptions de travail précises. Je m’explique. Quand une professionnelle prend son poste, on lui dit : « Tu dois respecter l’individu dans le groupe. » Ou bien encore : « Tu dois assurer la sécurité affective et physique des enfants. » Très bien, mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Comment fait-on lorsqu’on a la charge d’un groupe d’enfants de 12 ou 14 mois ? Les prescriptions de travail, transmises par le directeur ou la directrice de la crèche, devraient être extrêmement précises : le matin, tu accueilles le petit, tu le regardes dans les yeux, tu échanges avec ses parents avant qu’ils ne repartent ; tu réponds systématiquement aux pleurs et, lorsqu’un enfant mord, tu le consoles tout comme tu consoles l’enfant mordu, car il n’avait pas l’intention de nuire. Et ainsi de suite pour chaque moment de la journée.

N’est-ce pas déjà le cas ?

Trop souvent, on se contente de donner au personnel des tâches pour tel ou tel créneau horaire, mais sans expliquer comment faire. Beaucoup de professionnelles sont perdues. Elles s’affairent, courent d’une pièce à l’autre pour justifier leur travail, alors qu’elles devraient surtout se poser avec l’enfant. Je leur dis : « On vous paie pour prendre du temps avec les petits, leur parler, jouer avec eux, par exemple mettre en scène la dînette, favoriser toutes les interactions possibles, car elles sont au cœur des apprentissages. »

Pensez-vous, à l’aune de votre longue expérience, que l’on a tendance à idéaliser les crèches ?

Oui… Malheureusement, elles ne correspondent pas toujours à l’image que l’on s’en fait. Pour ma part, je n’y ai mis aucun de mes trois enfants. Car je sais que, dans certains établissements, on punit encore les petits, on les brusque, on leur parle un langage qu’ils ne comprennent pas, à l’opposé des enseignements des neurosciences. En disant cela, je ne fais pas de généralités : il y a beaucoup d’endroits où les choses se passent très bien ! En crèche, 98 % des gens veulent bien faire et, comme partout, 2 % n’ont rien à faire là. Tout l’enjeu, je le répète, c’est d’être attentifs à ce qui se passe derrière la porte. La direction est trop souvent dans son bureau, alors qu’elle devrait regarder ses équipes travailler, sans se contenter de la parole rapportée. Je le faisais lorsque j’étais à ce poste. Pour avoir un œil mais surtout pour accompagner le personnel. En fixant un cadre de travail très précis et en mettant tout en œuvre pour entretenir la petite flamme.

La petite flamme… c’est-à-dire ?

Travailler en crèche, c’est épuisant ! Les salaires sont bas, les professionnelles ont très peu de reconnaissance. Avec un bac + 3, elles touchent 1 500 € par mois dans le public, un peu plus dans le privé, 1 800 à 2000 €… Il est donc important de les associer à des programmes de qualité, de les aider à monter en compétences. De fait, beaucoup ont cette petite flamme, elles ont envie d’aller de l’avant, d’être créatives pour les enfants, même sans motivation financière. J’ai demandé des primes pour mes équipes, on m’a dit non… Cela ne nous empêche pas d’agir. Ici, à Auxerre, on a monté plein de projets, sans budget mais avec des idées !

Lesquels, par exemple ?

Nous avons un partenariat avec l’institut médico-éducatif (IME) d’Auxerre : les enfants et les ados porteurs de handicaps viennent exposer leurs œuvres dans nos crèches. Ils fabriquent aussi, avec un de leurs éducateurs, des panneaux de bois sensoriels que l’on met à la disposition des tout-petits pour qu’ils explorent ces matières. Et l’on espère bientôt pouvoir les emmener à l’IME, où il y a une ferme pédagogique, des salles de jeux d’eau, etc. Dans une de nos crèches, il y a aussi un projet sur le « parcours écologique du citoyen ».

Comment se traduit-il ?

Ce sont les mamans du quartier qui fabriquent la lessive de l’établissement, cousent les serviettes, les surchaussures, les lingettes, etc. Nous travaillons aussi avec une compagnie de théâtre, qui a appris à nos équipes les techniques du théâtre d’ombres et propose des places de spectacle à des parents parfois très éloignés de la culture… Il faut ouvrir le champ des possibles. Concrètement, je vais voir mes collègues de la mairie – il y a 86 métiers ici ! – et je leur dis : « Voilà notre projet, que peux-tu faire pour moi ? » La bibliothèque d’une de nos crèches, ce sont les menuisiers de la mairie qui l’ont fabriquée. Et pour nos professionnelles, c’est très motivant, ça avive la fameuse petite flamme dont je parlais.

Si tous les jours, vous allez au boulot, vous changez des couches, avec des parents pas contents, qui retrouvent leur enfant griffé, mordu, ce n’est pas la même chose que si on vous dit : « Voilà, tu as deux heures devant toi, monte un projet, tu peux aller à l’artothèque, revenir avec des œuvres, faire des photos pour les familles, etc. » Des tas de crèches en France sont dans cette dynamique, pour offrir aux enfants un quotidien plein d’imaginaire et de partage. Tout le problème, c’est que cette dynamique dépend des personnes en poste. Le système, lui, ne l’encourage pas, voire… joue à contresens.

Ces lacunes ne vous ont pas empêchée de consacrer votre vie aux crèches… Vous arrive-t-il d’être découragée ?

Oui. Parfois, les frustrations sont telles que j’ai envie d’arrêter. Quand, par exemple, il faut se battre pied à pied, pendant des mois, pour mettre fin au contrat d’un ou une employé(e) de crèche dont le comportement n’est pas du tout adapté. Je l’ai vécu, c’est vraiment usant. Parce qu’il faut lutter contre l’inertie du système, qu’on se retrouve avec le mauvais rôle, celui de l’empêcheur de tourner en rond. Sauf qu’en attendant, les enfants trinquent et que personne ne bouge. Heureusement, ici, le directeur général des services, le « DGS », est très attentif à la question de la petite enfance. On peut avancer.

Le secteur public est pourtant plébiscité le plus souvent. Et le soupçon se porte plutôt sur les crèches privées à but lucratif…

C’est une idée simpliste, à mon avis. J’ai travaillé pour le privé très longtemps, bien sûr que tout n’y est pas rose, mais la direction était très à l’écoute quand, après un audit, je disais : « Cette personne, on ne peut pas la garder, elle est néfaste pour les enfants. » On la mettait à pied et elle partait. Des employés qui donnent des biberons trop chauds aux bébés, qui les couchent tout habillés parce que c’est plus pratique, qui crient, tirent les petits par le bras, les poussent derrière la tête…

Vous arriviez à mettre fin à ces situations ?

Oui, c’est plus facile dans le privé. Dans le public, pour écarter un employé titulaire il faut vraiment s’accrocher. Si on ne s’est pas armé de courage et qu’on n’a pas un DGS en soutien, on ne peut rien faire… Mais je le répète : il y a beaucoup d’établissements, publics comme privés, où tout se passe très bien. Il faut des audits internes et des contrôles externes, par la Protection maternelle et infantile (PMI) notamment.En crèche aujourd’hui, la PMI vérifie l’état des bâtiments, les normes d’hygiène et d’encadrement, mais pas la qualité de l’accueil ou les bonnes pratiques. En France, on n’a pas cette culture, on a l’impression que c’est « l’œil de Moscou », alors que c’est normal d’être contrôlé dans son travail. Tout particulièrement lorsqu’il s’agit de publics vulnérables, les tout-petits en crèche, ou les plus âgés en Ehpad.

Si vous aviez un message à adresser à Élisabeth Borne, quel serait-il ?

Je voudrais qu’on prenne en compte les droits des enfants en crèche, que l’on abolisse la soumission, la brusquerie, la punition, l’humiliation, tout cela n’a pas sa place dans les établissements, et pourtant cela perdure. En 2020, 18 experts de la petite enfance ont remis, à la demande d’Emmanuel Macron, un travail de fond sur les mille premiers jours de l’enfant. Ils ont démontré qu’il s’agissait d’une période décisive dans son développement, qu’elle « contient les prémisses de la santé et du bien-être de l’individu tout au long de la vie ». Bref, on nous dit : « Les premiers mille jours, c’est fondamental ! » Mais alors, qu’est-ce qu’on attend pour investir et agir ?