Trop de livres tuent-ils le livre ? « La parution de 500 à 600 nouveaux livres en septembre installe d’emblée une frustration chez les libraires : nous savons que nous n’arriverons pas à maîtriser totalement la rentrée littéraire », déplore Maya Flandin, responsable de la librairie Vivement dimanche, dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon. Également vice- présidente du Syndicat de la librairie française, elle regrette ce « diktat de la nouveauté », qui transforme le travail des libraires en véritables manutentionnaires devant gérer les stocks plutôt que donner des conseils de lecture.

Alors que la vente de livres a rebondi après la pandémie avec une croissance nette du chiffre d’affaires de 12,4 % en 2021, 160 000 ouvrages neufs sont jetés chaque jour en France. Au total, un livre sur quatre est détruit avant même d’avoir été ouvert. D’autant que sur le long terme, le nombre de titres augmente considérablement alors que les ventes stagnent. Face à ce constat partagé par de nombreux professionnels du secteur, publie-t-on réellement trop de livres en France ?

Le marché du livre est, avant tout, une économie dont le fonctionnement est spécifique au secteur. Le livre répond surtout à une logique de l’offre où l’on mise sur un très grand nombre d’ouvrages en vente pour attirer les clients. « Les lecteurs attendent que la proposition vienne à eux pour que ça leur donne envie d’acheter, détaille Laurent Beccaria, fondateur et directeur des éditions Les Arènes. Par exemple, si on avait fait une étude de marché, peu de monde aurait été intéressé par un livre sur les maisons de retraite. Pourtant le succès des Fossoyeurs de Victor Castanet a été étonnamment fulgurant. » Le marché est donc structurellement saturé pour créer le désir chez les clients.

Depuis vingt ou trente ans, cette surproduction s’intensifie, aidée par la généralisation du traitement de texte informatique et par la diminution des coûts de production. Une (très) grande échelle qui reste difficile à réguler, comme l’explique encore Laurent Beccaria : « Il ne faut pas être malthusien ! On ne peut pas plafonner le nombre de publication de livres, au risque de tuer la liberté de création des auteurs. » Un argument à contrebalancer, pour Fanny Valembois, contributrice livre et éditions au Shift Project (1) : « Je ne suis pas sûre qu’augmenter le nombre de titres permette une plus grande diversité des ouvrages. Je me rappelle qu’il y a deux ans, il y avait plus de quarante livres différents sur la cuisine à la plancha, un sujet très à la mode. S’agit-il réellement d’offre diversifiée ou de marketing ? Selon, moi on publie beaucoup trop de livres “tièdes”. »

Au-delà des questions de créativité, la dimension écologique est également à prendre en compte, alors que 50 millions d’ouvrages sont jetés chaque année en France. Bien que le livre ait une empreinte écologique limitée, avec 1,3 kg de CO2 en moyenne pour sa production, c’est son transport et sa distribution qui pèsent. Alors oui, le recyclage existe, mais là aussi la solution n’est pas des plus satisfaisantes. « Dans l’idéal, nous aimerions éditer nos livres avec du papier recyclé mais, pour l’instant, la méthode n’est pas encore totalement au point, le rendu sur papier n’est pas encore très abouti », détaille Laurent Beccaria.

Alors, pour limiter l’impact carbone de cette surproduction, certains lecteurs se tournent vers le livre d’occasion. Cette démarche, qui permet d’acheter un ouvrage à prix cassé sans produire de nouvelles unités, représente aujourd’hui 12 % du marché du livre. « Le problème du livre d’occasion c’est que l’éditeur, l’auteur et le libraire ne gagnent rien à la revente. Il faut qu’on trouve une solution collectivement pour que le marché soit viable », estime Fanny Valembois. Une contribution existe déjà pour collecter les droits d’auteur des livres empruntés en bibliothèque grâce à la Sofia, société civile de perception des droits en bibliothèque. « Ces droits d’auteur pourraient être étendus aux livres d’occasion », suggère la spécialiste du Shift Project.

Aujourd’hui, un arbitrage est encore à trouver entre les auteurs, les éditeurs et les libraires afin de repenser cette production et éviter la cadence devenue infernale pour le secteur. Mais le système va être confronté rapidement à de fortes contraintes économiques avec, dans un premier temps, la hausse du prix du papier. Depuis la mi-2021, la tonne de papier est en effet passée de 600 € à 1 100 €. Ajoutée à l’augmentation des prix de l’énergie, cette hausse de presque 100 % pourrait accélérer la refonte du système et questionner en profondeur le fonctionnement du marché.

(1) Think tank présidé par Jean-Marc Jancovici qui œuvre pour le bas carbone et pour une économie qui limite les dommages sur l’environnement.