Le trac ? Benoît Peeters n’emploie pas le mot, mais la date du jeudi 27 octobre l’intimide. « Ça impressionne, c’est certain, quand on pense aux grandes figures passées par là, Bergson, Valéry, Bourdieu, Lévi-Strauss… »
Ce jour-là, lui aussi rejoindra le pupitre d’un amphithéâtre bondé pour vivre un rite de passage bien français : la leçon inaugurale, ce discours qui consacre l’arrivée d’un nouvel enseignant au Collège de France, où il s’apprête à donner un séminaire de trois mois intitulé « Poétique de la bande dessinée ». « Tout cela génère chez moi un léger sentiment d’imposture… J’essaierai d’être personnel sans être narcissique », explique Benoît Peeters, assis sur son canapé, à son domicile parisien, un mois avant le grand jour.
Face à lui, des lectures récentes s’empilent sur la table basse : une BD du caustique Bastien Vivès, des nouveautés des Impressions nouvelles, la maison d’édition qu’il a fondée en 1985, un exemplaire de Libération, replié sur le visage de Jean-Luc Godard : « C’est l’une des personnes que je regrette le plus de ne pas avoir rencontré. Ma vraie passion, c’était le cinéma, et si j’avais suivi mes goûts, j’aurais fait l’Idhec [l’école de cinéma]. » Sa famille estimant que le cinéma aurait été une sorte de gâchis par rapport à ses capacités (« mon surmoi familial », dit-il), il se tourne vers la philosophie. Mais les images prendront une place essentielle dans la vie de ce littéraire, devenu scénariste et théoricien de la bande dessinée.
Dans la bibliothèque, les tranches des livres parlent de cuisine, de psychanalyse… Beaucoup de romans : Annie Ernaux, Samuel Beckett, Patrick Modiano… Un rayon consacré à Jules Verne indique un livre en gestation. A 66 ans, Benoît Peeters est auteur ou coauteur d’une soixantaine d’ouvrages. Un tiers d’essais, un tiers d’ouvrages consacrés aux images – dont un livre de conversations avec le cinéaste Raoul Ruiz – et un dernier tiers d’albums de BD, dont sa série culte, Les Cités obscures. Cette cartographie d’un monde dystopique en vingt-six volumes, publiés avec son ami de collège François Schuiten entre 1983 et 2008, a donné, dans le sillage de Métal hurlant, ses lettres de noblesse à la SF francophone.
« Mettre au centre ce qui est à la marge »
La BD n’était pas une pratique artistique aussi reconnue lorsqu’il a débuté, il y a quarante ans. Aujourd’hui, le Festival d’Angoulême est une manifestation de premier plan, les albums sont dans toutes les librairies et le cinéma les adapte régulièrement. Cette année, le prix Médicis a même introduit un album de la dessinatrice américaine Alison Bechdel dans sa sélection étrangère. « C’est une première, relève Benoît Peeters. La BD ne se pense pas comme un art, mais elle évolue vers la reconnaissance. » La consécration de la bande dessinée par le Collège de France n’est donc pas un hasard.
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