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Témoignage

Ces jeunes devaient être ingénieurs et ont bifurqué, voici leur après

TEMOIGNAGNE// Ils et elles ont décroché un diplôme des Insa, d'AgroParisTech, de Centrale Nantes ou de Polytechnique mais ont préféré bifurquer vers des carrières différentes de celles attendues en sortie de ces écoles d'ingénieurs. Tantôt en rupture avec le système, tantôt préférant le transformer de l'intérieur, ces jeunes témoignent de leurs expériences et de leurs difficultés.

De gauche à droite, et haut en bas : Quentin, Léo, Emma.
De gauche à droite, et haut en bas : Quentin, Léo, Emma. (DR)

Par Nastasia Hadjadji

Publié le 6 oct. 2022 à 12:00Mis à jour le 24 oct. 2022 à 16:11

Quelles carrières embrassent les jeunes ingénieurs qui décident de bifurquer ? Comment se concrétisent les ruptures une fois la déviation actée ? Pour répondre à ces questions et donner du relief à un phénomène difficilement quantifiable, nous avons tendu le micro à des diplômés d'école d'ingénieurs ayant fait le choix de bifurquer. Quelques mois ou années plus tard, nous avons retrouvé Quentin, Léo, Emma et Angel. Représentatifs de personne d'autre que des seuls intéressés, ces parcours mettent au moins en exergue les accomplissements mais aussi les obstacles qu'un tel choix de carrière peut provoquer.

D'ingénieur à prof, pour fuir l'économie

Quentin Paronneau, 29 ans, est professeur de maths dans un lycée hors contrat destiné à de jeunes joueurs de football. Il n'a jamais exercé le métier auquel le destinait son cursus de cinq ans à l'Insa de Toulouse, dont il est sorti diplômé en 2016. Pour lui, le « mythe de l'ingénieur s'est brisé » dès ses premières années d'études. Il réalise alors le décalage entre ce à quoi le prépare son école, le monde qui évolue et la réalité du métier tel qu'il l'exercera. « Alors qu'à l'époque de mon père Airbus envoyait ses premiers satellites dans l'espace, moi, je me préparais à passer ma vie à dimensionner les vis de la roue du chariot de l'avion. »

Ce désenchantement se confirme alors qu'il intègre un bureau d'études à l'occasion d'un stage dans le secteur du bâtiment. Il y découvre un milieu à l'organisation « archaïque », où les règles de sécurité élémentaires ne sont pas toujours respectées. Quentin fait aussi ses premiers pas dans un monde où la rentabilité financière est la boussole de toutes les décisions. « On pouvait installer des systèmes moins performants sur le plan énergétique mais considérés plus rentables, tout en mobilisant des arguments écologiques douteux. »

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Conscient qu'il a été formé pour concevoir un monde « qui roule trop vite », essoré par ses différents stages, il finit son cursus « sur les rotules » et décide d'abandonner la carrière d'ingénieur qui s'offre à lui. Quentin envisage alors deux voies de reconversion : la santé ou l'enseignement. C'est la seconde qui l'emportera. « J'ai envoyé un CV, et du jour au lendemain je me suis retrouvé devant une classe. »

Contractuel, Quentin enseigne aujourd'hui la physique et la chimie en lycée après deux années « pas de tout repos » passées en collège. Le métier est exigeant, mais il ne regrette rien. « J'ai toujours détesté l'école et je termine prof, s'amuse-t-il. Mais les journées passent vite, et le contact avec les élèves est gratifiant. Je me suis rendu compte que j'aime transmettre et je souhaite rester éloigné de toute forme de rapport marchand. »

Se rapprocher de ses convictions, c'est entrer en lutte

Comme lui, Léo, ingénieure agronome de 30 ans, a « toujours su » qu'elle ne suivrait pas la voie toute tracée en sortie d'école. C'est au cours de son cursus à AgroParisTech qu'elle forme le socle de ses convictions politiques, écologistes et anticapitalistes. À sa sortie, en 2016, elle fait le choix d'intégrer la Confédération paysanne, une organisation syndicale marquée à gauche, comme animatrice. « Une forme de déclassement », tancent ses proches, inquiets de la voir renoncer à son statut d'ingénieure. « Un choix politique », répond celle qui assume ce premier emploi « mal payé, à temps partiel, en milieu rural ».

En parallèle, elle travaille comme conseillère en installation et en transmission agricole. Puis la question finit par se poser : pourquoi ne pas devenir elle-même agricultrice ? Avec deux associées, l'une ingénieure agronome comme elle, l'autre diplômée de Sciences Po Paris, elles reprennent donc une ferme en maraîchage bio située à Kervignac dans le Morbihan. Le groupement agricole d'exploitation en commun des Simones est né. Depuis, elles exploitent trois hectares et demi de terres selon les principes de l'agriculture biologique.

Léo sur son exploitation.

Léo sur son exploitation.DR

Léo est fière d'être « paysanne », un métier « rigoureux et physique » qui apporte un « service essentiel ». L'installation s'est déroulée sans encombre, mais Léo ne fait pas mystère des obstacles qui pavent son quotidien. La prise de décision en collectif demande « beaucoup d'énergie ». Le stress est présent au quotidien, car les Simones sont à leur compte, « en autonomie sur tous les aspects, sans cotisation pour la retraite ou pour le chômage ». D'autant que les augmentations du prix de l'électricité se répercutent directement sur leur chiffre d'affaires. Malgré ces aléas économiques, et sous la menace constante des aléas climatiques qui affectent parfois leurs récoltes, comme ce fut le cas cet été, Léo ne regrette rien car « se rapprocher de ses convictions, c'est entrer en lutte ».

De l'art de faire basculer les entreprises

Quand certains font le choix d'un éloignement définitif du monde de l'entreprise, d'autres décident au contraire d'évoluer à leur contact, pour maximiser la chance d'« avoir un impact ». C'est le choix qu'a opéré, Emma Biard, 25 ans, diplômée de la promotion 2021 de Centrale Nantes. Elle travaille aujourd'hui pour Blue Choice, un cabinet de conseil en stratégie bas carbone, et son activité principale consiste à déployer des ateliers Fresque du climat au sein de grandes entreprises.

Un parcours qui n'a rien d'une évidence pour celle qui a forgé son expérience et nourri son engagement dans le milieu associatif. À Centrale Nantes, Emma met sur pied le mouvement étudiant Together For Earth. Puis elle effectue un séjour de six mois au sein de La Bascule, tiers-lieu écolo fondé par l'entrepreneur Maxime de Rostolan, avant de monter sa propre « école de la coopération et de l'engagement », une association baptisée « Fertile ». Cette année charnière pour elle a été documentée par le réalisateur Arthur Gosset dans le film « Ruptures », qui s'attache à suivre les parcours de bifurcation de jeunes diplômés de grandes écoles.

Emma reconnaît volontiers qu'elle est passée par une phase de « rejet complet du monde des entreprises ». Pourtant, elle juge aujourd'hui que c'est en leur sein que sa marge de manoeuvre est la plus grande. Elle espère même jouer un rôle décisif auprès de personnes sur le point de basculer et se montre confiante dans son « pouvoir d'empowerment » : « J'apprends où sont les verrous et comment les débloquer. »

Rediriger les entreprises grâce aux politiques publiques

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Les entreprises ne sont pas les seules concernées par cette lame de fond. Elle touche également la haute fonction publique. Diplômé de l'Ecole polytechnique en 2019, Angel Prieto, 25 ans, a lui aussi bifurqué sans déserter. Il a tourné le dos à la prolifique carrière qui s'offrait à lui dans le privé pour faire « le choix du public ». À sa sortie de l'X, il intègre le Corps des mines et est aujourd'hui haut fonctionnaire auprès de la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités en Auvergne-Rhône-Alpes. Un poste clé, selon lui. Ce rôle « plus politique » lui offre la possibilité d'encadrer une équipe de trente personnes chargées de mettre en oeuvre le plan d'investissements « France 2030 » du gouvernement.

Angel est convaincu que sa place se situe « au coeur du réacteur », c'est-à-dire à l'endroit où se conçoivent les politiques publiques qui « infléchissent la trajectoire des entreprises dans le sens de la décarbonation ». Malgré les mises en garde de certains proches inquiets de « la lenteur de l'action publique », il compte dédier sa carrière à cet objectif d'intérêt général qui le « remplit d'énergie ». Intégrer les sommets de l'Etat est une « responsabilité » qui lui donne une « marge de manoeuvre » que le monde de l'entreprise ne lui offrirait pas.

Comme Léo, Emma et Quentin, le choix d'Angel est dirigé par le besoin d'avoir de l'impact. Ils ont le sentiment d'être, chacun à sa manière, les maillons d'une chaîne qui fait pression de toutes parts, à l'extérieur comme à l'intérieur.

Nastasia Hadjadji

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