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L’enquête

« Ça me rendait malade » : quand l'éco-anxiété pousse à la démission

La « grande démission » est-elle alimentée par le stress lié à l'urgence écologique ? Si les études montrent que les salariés sont de plus en plus angoissés, elles ne disent pas encore si leur éco-anxiété les pousse à démissionner. En tout cas, nous avons trouvé quelques jeunes diplômés qui ont claqué la porte et, par là même, mis fin à leur dissonance cognitive.

4 salariés sur 10 se disent en pleine dissonance cognitive entre leur travail et leurs convictions.
4 salariés sur 10 se disent en pleine dissonance cognitive entre leur travail et leurs convictions. (kiStock)

Par Florent Vairet

Publié le 16 sept. 2022 à 12:00Mis à jour le 28 oct. 2022 à 15:24

C'est l'histoire de deux passionnés d'engins mécaniques. Loïc des voitures, Lorenzo des avions. Ce qui les intéresse : la technique. Le premier veut travailler au plus près des bolides d'exception, ceux qui sortent des lignes de production griffés du logo Lamborghini ou Aston Martin. Le design, le son du moteur, voilà ce qui le fait vibrer. Il parvient donc à intégrer le parcours d'ingénieur de l'Ecole supérieure des techniques aéronautiques et de construction automobile (Estaca).

Ingénieur, Lorenzo le devient aussi. Aussitôt diplômé de l'Ecole nationale de l'aviation civile (Enac), il embarque pour l'industrie aéronautique et travaille pour un sous-traitant d'Airbus. Sa mission : améliorer le système de positionnement Galileo, le GPS européen. « C'était passionnant ! » rembobine-t-il. Seulement voilà, le Covid est un coup de semonce. « Tout était à l'arrêt, mais on continuait de vendre des avions. Puis il y a eu de gros investissements dans le secteur, l'Etat qui débloquait des enveloppes alors qu'on ne pouvait toujours pas voyager. C'était une 'étrange' reprise. J'ai commencé à ne plus être sûr de la cohérence de tout ça… » Comme pour beaucoup, la pandémie agit alors comme un catalyseur de prise de conscience écologique.

Il met lui-même fin à sa période d'essai

De son côté, Loïc commence à infléchir ses rêves de mécaniques « surtestostéronées ». Dès ses stages de fin d'études, il se tourne vers un futur automobile qu'il pense alors plus durable : l'électrique et l'hydrogène. « Je commençais à développer une sensibilité forte aux questions environnementales grâce notamment aux contenus de Jean-Marc Jancovici[voir page 11] . C'est à ce moment que je suis devenu animateur pour la Fresque pour le climat. Mes questionnements devenaient de plus en plus intenses. »

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A son poste chez un équipementier automobile, le jeune diplômé est chargé d'étudier le marché de la voiture à hydrogène. En bref, l'avenir de la voiture propre de demain. Problème, au fur et à mesure, il estime que ce projet relève plus de l'illusion que de la révolution industrielle. « A la limite, je voyais l'intérêt pour les poids lourds, mais c'était inopérant pour l'automobile », juge le jeune analyste.

« Quand on est analyste et que notre travail va à l'encontre de la vision de l'entreprise, c'est soit qu'on est nul, soit que nos supérieurs se fichent de ce qu'on raconte. En l'espèce, je comprends vite que mon entreprise est sacrément à la ramasse sur l'écologie. Ça a fini par me rendre psychologiquement malade. » Loïc se résout à démissionner.

Ça va t'apporter quoi de partir ? L'entreprise va continuer de se développer et le monde de lancer des satellites

Lorenzo essaie de ne pas suivre la même trajectoire. Il quitte l'industrie aéronautique - dont il juge le développement incompatible avec l'urgence climatique - pour le secteur spatial et un sous-traitant de Thales Alenia Space. Il le sait, le secteur est aussi très polluant, mais la visée scientifique lui épargne un inconfort psychologique. Du moins, c'est ce qu'il pensait. Au bout de quatre mois, il met fin à sa période d'essai.

Au moment de partir, il expose son mal-être à son chef, mais la discussion s'apparente au choc des cultures. Certains diraient des générations. « Il me disait qu'à notre échelle, on ne pouvait pas changer les choses. Et puis il m'a demandé : 'Ça va t'apporter quoi de partir ? L'entreprise va continuer de se développer et le monde de lancer des satellites.' »

Une vision pragmatique qui n'est pas la sienne, et pourtant. N'est-ce pas en travaillant au coeur du système qu'on peut espérer le transformer ? Il connaît ce vieux débat qui revient sans cesse dans sa promotion. Mais pour lui, il y a des sujets qui ne gagnent pas au compromis. « L'avion à hydrogène, c'est du 'full bullshit' ! Ce n'est physiquement pas possible », croit savoir le jeune ingénieur.

Qui dit sensibilité ne dit pas démission

Combien sont-ils à claquer la porte de belles entreprises sous le poids d'un stress écologique grandissant, voire paralysant ? Le cabinet de conseil en recrutement Imagreen et l'institut Kantar ont pris le pouls de 1.000 salariés et les résultats sont saisissants. Selon les réponses récoltées en juin dernier, 9 salariés sur 10 trouvent la situation sociale et environnementale très préoccupante. Mais surtout, 4 sur 10 se disent en pleine dissonance cognitive avec leur travail. Autrement dit, leur emploi va à l'encontre de leur sensibilité écologique. L'étude estime à 2,3 millions le nombre de salariés désengagés du projet de leur entreprise pour ce motif.

Autre étude, menée cette fois par l'Apec, qui vient d'interroger spécifiquement les cadres : 52 % se déclarent carrément angoissés par la situation climatique ; une éco-anxiété encore plus perceptible chez les moins de 35 ans (63 %) et chez les femmes (57 %).

Mais éco-anxiété ne signifie pas toujours démission. Toute la question est de savoir dans quelle mesure la crise écologique explique la vague de démissions qui traverse la France et plus généralement l'Occident post-Covid. Coupons court au suspense. Nous n'avons trouvé aucune étude d'ampleur qui isolerait le critère environnemental dans les motifs de démission.

Vincent Meyer est enseignant-chercheur en ressources humaines à l'Ecole de management de Normandie et mène actuellement avec des confrères une vaste étude sur le phénomène qu'on nomme la « grande démission ». Dans la cinquantaine d'entretiens menés avec des démissionnaires, l'écologie n'est revenue qu'une seule fois comme cause prépondérante du départ. Les principales raisons restent l'amélioration des conditions du marché du travail (plus d'emplois, de meilleurs salaires) et le manque de management de qualité (trop traditionnel, manque d'autonomie). « Néanmoins, l'écologie est un sujet important pour certaines démissions », nuance le chercheur.

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Sans données précises, on relève néanmoins quelques signaux faibles des effets de cette prise de conscience sur le marché du travail. La plateforme d'offres d'emploi « Jobs That Make Sense », lancée en 2019 et qui recense les emplois à impact positif, a enregistré un doublement de ses visites sur les six derniers mois. « Jusqu'à présent, beaucoup de jeunes cherchaient un job avec du sens, mais on voit de plus en plus de démissionnaires plus expérimentés en reconversion », explique Fabien Secherre, porte-parole de la plateforme.

La multiplication des catastrophes climatiques (sécheresse, incendie, inondations) de ces dernières semaines va-t-elle accélérer le phénomène ? Trop tôt pour le dire. Selon une étude de la plateforme Indeed réalisée avec OpinonWay, 35 % des salariés n'ont jamais eu autant envie de démissionner qu'aujourd'hui (sans préciser le motif). Pour les moins de 35 ans, ce chiffre grimpe à 42 %.

Il faut être suffisamment naïf pour croire au projet initial, et assez convaincu de l'urgence écologique pour en partir

Contrairement à Lorenzo, Loïc regrette de ne pas avoir expliqué les raisons de son départ. « J'aurais pu rester si j'avais senti qu'ils avaient été plus sincèrement engagés. » Un regret qui ne laisse néanmoins qu'une légère amertume. Le jeune homme a depuis rejoint le mouvement Pour un réveil écologique, qui pousse les entreprises à se mobiliser en faveur de l'environnement. Dans ce cadre, il a récemment rencontré le PDG de… son ancienne entreprise. « J'ai clairement l'impression d'avoir plus d'impact avec ce nouveau poste », confie-t-il.

Eric Gras, spécialiste du marché du travail chez Indeed France, explique : « Quarante-neuf pour cent des sondés qui ont déjà démissionné disent avoir ressenti un soulagement, ce qui montre que dans beaucoup de cas la démission ne sert pas juste à évoluer professionnellement ou à augmenter sa rémunération par exemple, mais qu'elle permet de mettre fin à une situation problématique, voire de souffrance professionnelle », peut-on lire dans le communiqué de l'étude.

Pour Victor, qui avait pour vocation de travailler dans l'hôtellerie de luxe, la seule option a été de refuser une proposition d'embauche à l'issue de son stage. La raison : incompatibilité du secteur avec ses préoccupations environnementales. « J'étais dans le déni d'une réalité que je ne voulais pas voir avec une clientèle qui voyageait à 70 % en avion. J'ai compris que je ne servais absolument aucun but social ni écologique. »

Si démissionner d'une entreprise qui n'est pas jugée à la hauteur sur la question climatique peut soulager la conscience, Lorenzo veut mettre en garde sur le fait que les ultraconvaincus à la sauce bifurqueurs d'AgroParisTech ne courent pas les couloirs des grandes écoles. En tout cas pas de la sienne. Dans sa promo à l'Enac, peu ont comme lui changé leur fusil d'épaule, même face à l'accélération du dérèglement climatique. « Très peu avaient conscience de l'ampleur des enjeux », se désole-t-il. Même constat lorsqu'il fait aujourd'hui défiler son fil d'actualité sur LinkedIn. « Tout mon réseau lié à l'aéronautique continue de foncer dans le mur », estime-t-il.

Loïc est lui aussi persuadé que les personnes dans son cas sont peu nombreuses. « Il faut être suffisamment naïf pour croire au projet initial de l'entreprise, et assez convaincu de l'urgence écologique pour en partir », résume-t-il.

Florent Vairet

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