Partager

12 min
12 min

Mathias Vicherat : “Il faut décentrer le regard des hauts fonctionnaires de demain”

Un an après sa nomination à la tête de Sciences Po Paris, Mathias Vicherat revient sur les enjeux de son mandat en matière de diversification sociale et de formation aux concours de la haute fonction publique.

Vous avez pris la tête de Sciences Po Paris il y a un an. Dans quel état avez-vous trouvé la maison ?
Il y avait deux chantiers à mener rapidement : apaiser l’institution et renouveler l’orientation stratégique en renforçant, pour cela, les équipes. Depuis un an, j’ai recruté un directeur de la formation et de la recherche (Sergeï Guriev), l’équivalent d’un provost dans les universités américaines. Une fonction qui permet de rapprocher ces deux dimensions essentielles. C’est important car Sciences Po accueille 280 professeurs de la faculté permanente (enseignants-chercheurs) et 4 500 vacataires. Ils doivent dialoguer davantage et mieux travailler ensemble. Les recrutements de chercheurs doivent se faire également en fonction des besoins d’enseignement, ce qui n’était pas complètement optimisé jusqu’ici. Sergeï Guriev, ancien chef économiste de la BERD [la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, ndlr], ancien président de l’université d’économie de Moscou, est un économiste internationalement reconnu. Il incarne la dimension internationale de Sciences Po. Nous avons aussi recruté une nouvelle doyenne pour notre École d’affaires internationales – l’ancienne ministre espagnole des Affaires étrangères Arancha Gonzalez –, un nouveau doyen de l’École d’affaires publiques, l’économiste Philippe Martin ; Tommaso Vitale comme doyen pour notre École urbaine, ainsi qu’une nouvelle directrice des ressources humaines et une nouvelle directrice de la communication.

Vous parliez d’apaisement. Quelle a été votre approche ?
L’apaisement a nécessité une approche plurielle. Nous avons tout d’abord organisé une grande consultation des salariés, ce qui n’avait pas eu lieu depuis onze ans, sur tous les sujets : rémunération, stratégie, évolution professionnelle, etc., afin de bâtir une stratégie de ressources humaines adaptée aux besoins de l’établissement. Dans un autre registre, nous avons mieux associé les étudiants à toute une série d’instances comme le comité des dons ou la commission de déontologie. Certains recrutements de cadres dirigeants ont également été opérés via des search committees dans lesquels siégeait un étudiant. Nous avons aussi renforcé nos actions pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes. J’ai souhaité bâtir un dispositif plus solide : une magistrate professionnelle a ainsi été recrutée, ce qui est une première dans une université. Elle dirige la cellule d’enquêtes et caractérise les faits afin que les procédures soient plus robustes, dans une logique d’indépendance affirmée, tant à l’égard des victimes présumées que des auteurs présumés.

Comment définiriez-vous l’une des missions dévolues à votre établissement, à savoir celle de former les futurs agents publics ?
Quantitativement, le service public est de moins en moins un débouché pour nos étudiants : 70 % de nos 15 000 élèves vont dans le privé, 20 % vont dans le public et 10 % dans la sphère associative ou dans les organisations internationales. Cela étant, je souhaite que nous conservions notre rôle originel de formation des futurs hauts fonctionnaires. Nous avons deux écoles (masters) qui forment aux métiers de la haute fonction publique : l’École de droit (pour les commissaires de police, magistrats, membres de l’administration pénitentiaire, etc.) et l’École d’affaires publiques (EAP). Ainsi, 76 % des admis aux concours dans la dernière promotion de l’ENA venaient de Sciences Po.

Nous sommes la grande école la plus ouverte socialement : nous avons multiplié par 16 en vingt ans le nombre d’élèves dont les parents sont ouvriers ou employés.


Quel constat faites-vous de la démocratisation sociale lancée il y a vingt ans par Richard Descoings [directeur de Sciences Po Paris de 1996 à 2012, ndlr] ?
Lorsque l’on observe le chemin parcouru en termes de diversité géographique et sociale, les progrès sont impressionnants. Or l’ouverture et la diversification de la haute fonction publique passent par la diversification de notre corps étudiant. Les chiffres sont parlants. Nous avions 6 % de boursiers il y a vingt ans et aujourd’hui, nous approchons les 30 %, sans brader pour autant l’excellence puisque 97 % de nos entrants ont la mention “très bien” au baccalauréat. Il y a vingt ans, on comptait 60 % de Parisiens parmi les admis, ils ne sont plus que 10 %. Nous sommes allés chercher l’excellence partout où elle se trouve avec des dispositifs comme les “conventions éducation prioritaire” (CEP), que nous allons d’ailleurs renforcer. Dès l’année prochaine, 50 % d’élèves en plus viendront des dispositifs CEP (de 170 à 250). Nous sommes la grande école la plus ouverte socialement : nous avons multiplié par 16 en vingt ans le nombre d’élèves dont les parents sont ouvriers ou employés, en passant de 120 par an en 2000 à 2 200 par an aujourd’hui. C’est également l’un des effets positifs de Parcoursup, qui ouvre géographiquement l’origine des candidats, notamment en faisant sauter un verrou psychologique. Dès la première année de notre présence sur la plate-forme, nous avons eu 100 % de candidats en plus. Plus Sciences Po s’ouvre en amont, plus nous aurons des effets sur l’ouverture sociale de la haute fonction publique. Il faut néanmoins nuancer ce tableau pour certaines catégories. Si le dispositif des CEP fonctionne très bien, nous observons que les étudiants issus de cette voie sont en revanche deux fois moins nombreux à présenter les concours de la haute fonction publique : il reste un plafond de verre. Nous avons donc encore du travail à faire sur l’information préalable afin de démystifier et d’ouvrir davantage les concours de la haute fonction publique.

Ces chiffres ne cassent pas pour autant votre image parisienne, comme l’a montré l’épisode de 2021 au cours duquel le gouvernement de l’époque a tenté de vous exclure de la liste des établissements reconnus pour le dispositif “Prépas talents”. Comment l’expliquez-vous ?
Sciences Po a fondamentalement changé, notamment en accueillant désormais 50 % d’étudiants internationaux, mais certains anciens étudiants ont une persistance rétinienne : ils se souviennent du Sciences Po de leur époque et plaquent ces représentations aujourd’hui datées. C’est aussi le cas chez certains journalistes. C’est à nous de mieux expliquer ce que Sciences Po est devenu : une formidable université internationale de recherche et d’enseignement. 

Si cette image persiste, c’est aussi parce que votre établissement se trouve en concurrence avec les IEP de province, pourvus d’une autre légitimité territoriale…
Il y a à la fois une concurrence, mais aussi un partenariat avec les autres IEP. Depuis mon arrivée, j’ai fortement resserré les liens avec eux. Nous nous réunissons, nous échangeons sur des problématiques communes comme les violences sexistes et sexuelles ou l’égalité des chances, pour bâtir des dispositifs complémentaires. Nous nous parlons de plus en plus et je me réjouis de collaborations à venir.

Nous allons recruter davantage d’enseignants-chercheurs spécialisés dans les transitions numériques et environnementales.

Sciences Po prépare-t-il bien les managers publics aux enjeux de demain, comme les transitions numériques ou écologiques et les défis géopolitiques ?
Je souhaite que Sciences Po soit, au niveau international, l’université de référence sur la combinaison des expertises professionnelles et des savoirs interdisciplinaires en sciences humaines et sociales. Nous marchons de plus en plus sur ces deux “jambes”. C’est ce qui constitue la dimension unique de Sciences Po dans le paysage universitaire français et même européen. Cette combinaison constitue le meilleur atout pour devenir un haut fonctionnaire demain. Nous renforçons aussi nos enseignements sur les questions des transitions (environnementale, numérique), ce qui est aussi indispensable pour le secteur public que pour le secteur privé. Dès janvier 2023, tous les étudiants de première année suivront un cours de 24 heures sur les transitions environnementales. Les masters vont aussi se renforcer sur ces enjeux. Grâce à un appel à projets dans le cadre du quatrième programme d’investissements d’avenir (PIA), dont nous avons été lauréats, nous avons obtenu 16 millions d’euros sur dix ans : nous allons recruter davantage d’enseignants-chercheurs spécialisés dans ces transitions numériques et environnementales. Sur nos 280 professeurs actuels, une trentaine travaillent sur ces sujets environnementaux. Je souhaite en recruter 30 supplémentaires dans les prochaines années.

Quelle est la plus-value de votre formation ?
Je crois que nous sommes bien armés pour contrer une tendance que l’on observe chez les aspirants à la haute fonction publique : la prudence des argumentaires dans les oraux et les écrits, sans doute guidée par la peur de déplaire aux jurys. Au vu des crises que nous affrontons, chaque fois que je rencontre des élèves qui se destinent à ces concours, je leur dis que la puissance publique aura besoin de hauts fonctionnaires engagés au sens non militant du terme, de hauts fonctionnaires pourvus de convictions et d’une part d’engagement susceptible de provoquer l’action et la réforme. À Sciences Po, nous transformons ces convictions en capacité d’action, vous apprenez l’esprit critique avec un espace important pour le débat et la controverse, qui sont dans l’ADN de notre institution depuis cent cinquante ans. Je leur dis toujours : “Ayez un vrai point de vue, avec bien évidemment des arguments.”

Comment avez-vous perçu la réforme de la haute fonction publique, qui vise à passer d’une logique de corps à une logique d’emploi ?
En tant que directeur de Sciences Po, il ne m’appartient pas de commenter cette réforme. On sort des logiques de tuyaux d’orgues avec un tronc commun à plusieurs écoles de service public, ce qui me paraît une nécessité. Je crois que les choses doivent être bien organisées et ordonnées car nous parlons de la formation des élites administratives de demain. Évidemment, dès que la disparition de l’ENA a été annoncée pour se refondre dans l’INSP [l’Institut national du service public, qui a remplacé l’ENA depuis le 1er janvier, ndlr], nous avons été en dialogue régulier avec la mission de préfiguration et la directrice de l’INSP [Maryvonne Le Brignonen, ndlr]. Du point de vue de la formation, l’INSP conserve un des traits de l’ENA : il ne disposera pas de corps professoral permanent et ne délivrera pas lui-même des diplômes. L’INSP tend plutôt vers une école d’application que vers une “Kennedy School”1. Sciences Po ne se situe donc pas en concurrence avec l’INSP. Nous souhaitons accompagner l’INSP le mieux possible. Nous avons des partenariats sur le plan institutionnel : nous avons par exemple fait rentrer l’INSP comme partenaire associé de Civica, notre alliance universitaire européenne en sciences humaines et sociales. Nous avons aussi une chaire en commun sur l’innovation publique.

On ne peut plus arriver dans un ministère ou une administration sans avoir été confronté (au sens positif du terme) à d’autres manières de faire.

Les pouvoirs publics ont longtemps imaginé une “Kennedy School à la française” pour renforcer l’influence française, mais on a gardé 2 établissements publics – Sciences Po et l’INSP – positionnés, partiellement ou totalement, sur le management public. Les esprits sont-ils mûrs pour de nouvelles convergences, par exemple dans la recherche ?
Notre École d’affaires publiques ne fonctionne pas exactement comme la Kennedy School, mais elle s’en approche par bien des aspects, notamment en termes d’attractivité et en nombre d’étudiants. C’est une des 3 plus grandes écoles d’affaires publiques au monde. Je suis totalement favorable, et nous en avons parlé avec Maryvonne Le Brignonen, à des convergences, voire à des synergies fortes avec l’INSP, notamment sur des enjeux de recherche. Il pourrait y avoir, demain, des doctorants à l’INSP sous double tutelle INSP-Sciences Po. Je pense que l’ENA a pâti d’un manque de professeurs permanents et de doctrine étayée, théorique, sur l’action publique. Si nous pouvons le faire ensemble, c’est parfait.
 
Une marque commune sur la recherche serait-elle par exemple possible ?
Je suis ouvert à tout. Mais notre école marche aujourd’hui très bien. Nous attendons donc de voir comment le dispositif va fonctionner, puisqu’il est toujours en cours d’élaboration. Nous laissons l’INSP travailler à la définition précise de son parcours de formation, mais je suis totalement partant pour une mutualisation, pour des synergies sur toute une série de domaines avec l’INSP.

La réforme de la haute fonction publique peut-elle présenter un risque en matière d’attractivité ?
Nous n’avons pas du tout observé de perte d’attractivité entre l’ENA et l’INSP. Il faudra attendre pour vérifier si cette non-perte d’attractivité perdure dans le temps, ce que je souhaite. J’espère que l’on ne suivra pas la pente d’autres concours type IRA [les instituts régionaux d’administration, ndlr] avec -20 à -30 % en trois ans du nombre de candidats, sans parler du nombre de candidats inscrits mais qui ne se présentent pas (60 %). Lorsque j’étais élève à l’ENA, j’ai fait partie de la promotion qui a obtenu devant le Conseil d’État l’annulation du classement pour dire qu’il fallait changer les modes de notation et de sélection. Cela nous paraissait important pour les générations futures. Sur la question spécifique des grands corps, j’avais à l’époque corédigé un rapport critique : nous pensions que l’accès direct dans les grands corps de l’État depuis l’ENA n’était pas une bonne chose. Je continue de le penser, à titre personnel. Dans la sphère judiciaire par exemple, vous n’entrez pas à la Cour de cassation directement à la sortie de l’École nationale de la magistrature.
 
Cette réforme a ravivé la tension historique entre expertise métier et mobilité, en donnant une place centrale au nouveau corps unique des administrateurs de l’État. Cette vision du manager généraliste a heurté, notamment, la préfectorale ou les diplomates. Qu’en pensez-vous ? 
Il y avait, dès 1945, un statut généraliste de l’administrateur civil qui est, en l’occurrence, le mien. À la sortie de l’école, j’étais administrateur civil, détaché dans le corps préfectoral. La priorité, à l’ENA, restait celle d’un enseignement généraliste pour ensuite pouvoir effectuer une mobilité dans différents ministères. À Sciences Po, nous plaidons plutôt pour cette approche généraliste que pour une hyperspécialisation.


 
Pour démocratiser et innover, Sciences Po Paris a abandonné en 2019 l’épreuve écrite au concours d’entrée. Quels enseignements en tirez-vous ? L’État peut-il s’en inspirer ?
Nous n’avons que 2 exercices derrière nous. Nous avons besoin de plus de recul et d’antériorité pour tirer un bilan. Soyons encore un peu patients. J’ai demandé un audit. Cette réforme, dont on nous avait dit qu’elle allait renforcer les logiques d’endogamie sociale parce que les parents allaient remplir les dossiers à la place de leurs enfants, n’a pas produit cet effet. Bien au contraire : nous sommes passés de 25 à 30 % de boursiers depuis l’entrée en vigueur de cette réforme. La suppression de l’écrit conjuguée à notre présence sur Parcoursup a permis une ouverture sociale puisque nous avons augmenté de 5 points la proportion de boursiers en deux ans sans porter atteinte à l’excellence puisque le nombre de mentions “très bien” au baccalauréat parmi les admis à très légèrement augmenté (97 %). L’audit nous permettra de distinguer ce qui relève d’un effet Parcoursup et ce qui relève d’un effet lié à la suppression des épreuves écrites. Beaucoup disent du mal de Parcoursup, ce n’est pas mon cas ! Pour le reste, je ne veux pas donner de leçons et dire à l’État : “Faites comme nous”. Je continue de penser qu’il faut pratiquer une forme de discrimination positive dans certains cas. La fonction publique vient de s’en inspirer avec les classes “prépas talents”. L’objectif reste de recruter les meilleurs pour demain. La question de l’évaluation des soft skills reste un enjeu à part entière.

La majorité de vos étudiants orientés vers la filière “service public” intègre-t-elle majoritairement la fonction publique par concours ou par contrat ?
Par concours. Mais on constate une chose : dans la mesure où il n’y a pas de place dans la fonction publique de l’État pour tous les candidats, un certain nombre d’étudiants rejoignent des métiers proches de la sphère publique ou parapublique. Les collectivités embauchent davantage sur contrat. Les entreprises de conseil privé se développent au sein de la sphère publique et attirent beaucoup d’étudiants. C’est aujourd’hui un débouché important.
 
En tant que directeur de Sciences Po, vous sentez-vous investi d’une mission particulière de défense et de promotion d’une vision française du management public et de l’État ? 
Nous proposons à nos étudiants d’étudier les fondamentaux du droit administratif, des finances publiques, de l’économie, etc. Comme dans le patinage artistique, nous avons des figures imposées. Pour les figures libres, Sciences Po a des spécificités : l’esprit critique et l’approche comparative, c’est absolument essentiel. On ne peut plus arriver dans un ministère ou une administration sans avoir été confronté (au sens positif du terme) à d’autres manières de faire. À l’EAP ou à l’École de droit, l’approche comparative est permanente. Vous étudiez les systèmes d’administration des autres pays, l’organisation des collectivités dans le monde. J’échangeais encore très récemment avec le directeur de l’École d’affaires publiques du Québec pour étudier de possibles partenariats ou échanges. Il faut décentrer le regard des hauts fonctionnaires de demain et ne pas se placer sur un piédestal obsidional. C’est fondamental et c’est ce que l’on fait à Sciences Po, ne serait-ce que parce que nous accueillons 50 % d’étudiants étrangers et parce que nous avons des programmes dans lesquels le comparatisme est un élément fondamental. Et puis nous mêlons la théorie et l’action. En première année, par exemple, nos étudiants commencent par un parcours civique de deux ans qui les mène dans des associations, avec un rapport au public qui est systématique : maraudes sociales, aides aux réfugiés et depuis peu, j’ai fait ajouter l’économie sociale et solidaire. Il y a donc cette ouverture sur la solidarité. La troisième année à l’étranger et les stages restent par ailleurs obligatoires. J’ai également fortement renforcé les possibilités d’apprentissage : nous avons par exemple cette année, à l’EAP, 200 propositions d’apprentissage. Quand les étudiants vont présenter les concours, ils auront eu, beaucoup plus que ma génération, des expériences concrètes de terrain et d’action avec des immersions professionnelles fortes.

Propos recueillis par Bruno Botella et Pierre Laberrondo

[1] La John F. Kennedy School of Government, fondée en 1936, est l’école d’administration publique de l’université d’Harvard, aux États-Unis, connue notamment pour son adage : “Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays.”

Partager cet article

Club des acteurs publics

Votre navigateur est désuet!

Mettez à jour votre navigateur pour afficher correctement ce site Web. Mettre à jour maintenant

×