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En école de commerce, des étudiants loin d'être tous bifurqueurs et décroissants

Les « bifurqueurs » ont beaucoup fait parler d'eux, mais combien de leurs camarades se reconnaissent dans cette posture ? Combien, à l'inverse, s'y opposent franchement ? Etat des lieux des débats et des lignes de fracture au sein des grandes écoles.

Remise de pris agroparistech et discours des « Agros qui bifurquent ».
Remise de pris agroparistech et discours des « Agros qui bifurquent ». (Chaine Youtube 'Des agros qui bifurquent')

Par Florent Vairet

Publié le 26 oct. 2022 à 11:12Mis à jour le 26 oct. 2022 à 12:06

L'ESCP Business School faisait office de pionnière. En février dernier, l'école parisienne organisait une conférence intitulée : « Entreprises et décroissance : (p)oser le débat ». L'objectif de la faire se tenir dans une école de commerce était de faire du bruit, et l'objectif avait été atteint. Non seulement, l'amphi était plein à craquer, mais les réactions avaient été nombreuses. D'abord en amont. « Poser le débat de la décroissance dans une école de business n'était pas facile », reconnaissait alors Aurélien Acquier, professeur de durabilité à l'ESCP et instigateur de l'événement. La conférence devait par exemple s'intituler « Entreprises et décroissance : levons les tabous », mais la formulation a dû être revue pour faire davantage ressortir la notion de questionnement.

Huit mois plus tard, nous avons de nouveau rencontré ce responsable, qui nous raconte l'après : « La conférence a été libératrice pour plein d'étudiants », ceux pour qui l'absence de questionnement de notre modèle dépendant aux énergies fossiles posait problème. Et ce questionnement n'est pas l'apanage d'étudiants idéalistes sortis de classe prépa. « Même les étudiants en executive MBA qui viennent du monde de l'entreprise ont besoin de parler de ce sujet », témoigne-t-il.

Depuis, HEC a aussi décidé d'ouvrir le débat. L'école de Jouy-en-Josas a, pour sa rentrée, organisé une conférence sur la décroissance. Thème qui fait désormais l'objet d'un cours obligatoire pour les étudiants de première année du programme grande école. D'autres écoles, comme l'emlyon, s'y essaient aussi via des cours facultatifs.

Des débats en lien avec la transition écologique apparaissent ailleurs, sur des notions toutefois moins clivantes. A l'EM Normandie, des étudiants du cours d'économie alternative ont débattu de la pertinence de tel ou tel label ou de l'impact réel du marché de la seconde main. Tout se passe comme si les écoles de commerce n'avaient plus peur d'accompagner ni d'ouvrir les débats, même ceux qui remettent en question leurs fondements idéologiques.

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L'écologie assimilée par certains étudiants d'école de commerce au monde de la gauche

Si des débats structurants comme ceux sur la décroissance commencent à se faire une place dans ces environnements éducatifs, il ne faudrait pas imaginer la pédagogie des grandes écoles basculer tout entier dans la post-croissance. Tant s'en faut. Tout le monde n'est pas prêt au changement de paradigme et, au premier chef, une partie des étudiants pour qui « le mot 'décroissance' reste un gros mot », souligne Bénédicte Faivre-Tavignot, responsable du cours obligatoire sur les enjeux planétaires à HEC. Ceux-là voient la solution dans le progrès technologique plutôt que dans la sobriété forcée. Et la professeure de préciser : « Aucun climatosceptique, ou presque, à HEC. »

En revanche, de la méfiance, elle en remarque dans la posture politique de certains étudiants qui « assimilent un peu vite la transition écologique au monde de la gauche », dans lequel ils ne se reconnaissent pas. « Il y a des niveaux de sensibilité très différents au sein d'une promo, reconnaît cette responsable. Ce qui rend d'ailleurs délicate la construction des cours. »

Les disruptifs transformateurs, les résignés, les engagés, les faussement engagés

A l'ESCP non plus, on n'identifie aucun étudiant qui considérerait l'urgence écologique comme de la foutaise. « Ils nous demandent plutôt à être formés », rétorque Aurélien Acquier.

Car le gros des troupes est bien conscient de l'urgence. Déjà en 2020, une vaste consultation auprès de 50.000 étudiants français (toutes formations confondues), réalisée par le Réseau étudiant pour une société écologique et solidaire (Reses), avait montré que 85 % étaient inquiets, voire angoissés, par le changement climatique. Mais cette masse sensibilisée regroupe une population bigarrée : « les disruptifs transformateurs, les résignés, les engagés, les 'faussement engagés', etc. », étaie Sébastien Bourdin, enseignant-chercheur à l'EM Normandie et docteur en géographie économique.

Preuve de cette diversité, « tout le monde ne place pas la transformation écologique au coeur de son projet professionnel », constate Angel Prieto, membre fondateur de Pour un réveil écologique et diplômé de l'Ecole polytechnique. « Sur l'écologie, beaucoup de croyants et peu de pratiquants », résume Chantal Dardelet, responsable de la transition environnementale et sociale de l'Essec. « Les étudiants qui s'engagent effectivement veulent surtout faire changer les entreprises de l'intérieur », ajoute Bénédicte Faivre-Tavignot, de HEC.

Etudiants et profs en manque d'information

A l'inverse, ceux qui continuent d'aller travailler pour des entreprises pas ou peu engagées pour l'écologie ne le font pas toujours par choix. Car ces structures ou ces métiers sont encore souvent moins rémunérateurs. C'est donc aussi pour une question de « survie financière », insiste Thi Léa Vo, trésorière du Reses.

Cependant, l'argent n'explique pas tout, selon elle, et le manque d'information joue à plein dans la mise à distance du problème. Un constat partagé par Aurélien Acquier, de l'ESCP : « La plupart des étudiants sont concernés mais pas connaissants. »

Les profs n'échappent pas à ce constat. « Comme les étudiants, ils ont un niveau de connaissance très varié », remarque Aurélien Acquier. Thi Léa Vo, du Reses, va plus loin : « Des camarades m'ont même rapporté que certains de leurs professeurs - peu quand même - ne croyaient pas au changement climatique et le faisaient savoir durant les cours. » Laurent Champaney, président de la Conférences des grandes écoles, rencontre aussi des étudiants qui lui reprochent d'avoir affaire à des profs climatosceptiques, a-t-il raconté lors du colloque « Former à la transition écologique dans l'enseignement supérieur », qui s'est tenu ce 20 octobre. Ce à quoi il leur répond : « Bienvenue dans la société ! Allez donc voir en dehors des écoles, il y en a plein, des climatosceptiques. »

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Le monde de l'enseignement supérieur serait-il finalement à l'image de la société ? Alors que la communauté scientifique est quasi unanime sur les causes de la crise écologique, 29 % des Français relient peu ou partiellement le changement climatique à l'activité humaine, selon une étude de l'OCDE de juin 2022. Un chiffre qui s'expliquerait là encore, selon Adrien Fabre, coauteur de l'étude, « par un manque de connaissance plutôt que par un climatoscepticisme », a-t-il déclaré à France Inter.

Florent Vairet

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