Fermez les yeux et imaginez la scène. Il est bientôt 19 heures et vous venez d’atterrir au Shelter, un petit bar à la devanture discrète, perdu dans une rue anonyme de Hachioji, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Tokyo. A l’intérieur, un lustre fait de bulbes incandescents éclaire de sa lumière douce une demi-douzaine de sofas aux coussins moelleux. A quelques endroits stratégiques, les murs en pierre apparente ont été recouverts d’une épaisse couche de mousse acoustique qui arbore une peau tantôt ondulée, tantôt dentelée. Au fond de la pièce, vous distinguez un minuscule bar, de composition assez sommaire, sur lequel trônent cinq ou six bouteilles – à n’en pas douter, du très bon saké. C’est à ce moment-là que Yoshio Nojima entre en scène.
Le patron des lieux a une soixantaine d’années, les traits fins et de grandes lunettes carrées. Il vous salue comme un habitué, puis remplit votre verre d’un de ces alcools de riz supérieur, aux parfums lactés, qui titrent aux alentours de 15 degrés. L’homme se fraie désormais un chemin entre les caisses de vinyles, allume un amplificateur audio puis s’affaire au-dessus d’un tourne-disque. Méticuleusement, à la manière d’un ingénieur du son, il teste le retour du système son et dose à la perfection le volume d’une paire d’enceintes haute-fidélité. Vous êtes confortablement installé au creux d’un fauteuil quand Yoshio Nojima décide de jouer le premier vinyle de la soirée : Sleep in Peace, de Miyako Koda, un morceau de pop ambient japonaise sorti au cours de l’année 1998, tout à la fois relaxant et enveloppant.
Vos lèvres trempent dans le verre de saké, le souffle d’un saxo vous caresse les oreilles, la voix capiteuse de la chanteuse vous monte à la tête et, soudain, l’expérience musicale est totale. « Plus que dans un bar, je voulais que les gens aient l’impression d’entrer dans le salon de mon appartement. J’ai pensé l’endroit comme un refuge coupé du monde extérieur ; comme un lieu dans lequel on vient se ressourcer », explique Yoshio Nojima dans une vidéo publiée sur la page YouTube de Resident Advisor. En 2019, le webzine consacré à la culture de la musique électronique a produit une série documentaire consacrée à l’émergence récente des listening bars – ou « bars d’écoute » : ces nouveaux lieux de restauration dans lesquels la musique supplante la nourriture pour jouer le rôle du plat de résistance.
La nourriture au second plan
Comme la plupart des tendances culinaires ultrapointues, les listening bars trouvent leur origine dans la culture japonaise – et plus précisément dans celle des jazz kissa. A partir des années 1950, les rues de Tokyo regorgent de ces « cafés jazz » entièrement pensés pour satisfaire la soif des mélomanes. Le concept est simple : les jazz kissa sont des endroits où l’on mange sur le pouce et discute peu… mais où l’on écoute avec gourmandise. Pas n’importe quelle musique : des standards de jazz, exclusivement – et ce, à une époque où les enregistrements de jazzmen sont rares et les disques de John Coltrane ou Albert Ayler, importés des Etats-Unis, sont considérés comme des objets précieux. La boisson (du café, principalement) ou la nourriture (des raviolis gyozas, le plus souvent) passent au second plan ; ce qui importe ici, surtout, c’est la qualité d’écoute musicale – qui se veut optimale en tous points.
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