L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a offert une visibilité internationale inespérée à la série Serviteur du peuple. En quelques semaines, cette satire acide de la vie politique ukrainienne a été vendue dans une vingtaine de pays dans le monde. Mettant en scène les efforts d’une jeune démocratie pour s’affranchir de l’influence russe et des intérêts oligarchiques, cette série joue encore un rôle indéniable dans la guerre des images et des récits qui oppose les gouvernements russes et ukrainiens.

Avant même de devenir une arme de soft power, Serviteur du peuple avait permis, indirectement, l’élection à la présidence de la République de Volodymyr Zelensky, producteur et acteur principal de la série. Dans un article éclairant, le philosophe Thibaut de Saint Maurice explique comment la fiction a rejoint la réalité. Ce feuilleton, suivi par près de la moitié des 45 millions d’Ukrainiens entre 2015 et 2019, a peu à peu « familiarisé la population à une alternative politique », à la possibilité d’élire à la tête du pays un « homme ordinaire », en l’occurrence, dans la fiction, un professeur d’histoire-géographie.

Utilisant les ressources de la comédie pour dénoncer la corruption gangrenant tous les échelons de la société, Serviteur du peuple s’est imposé « à la fois comme une grande leçon d’éducation civique des citoyens ukrainiens et comme une sorte de roman national d’une démocratie ukrainienne idéale », dont Volodymyr Zelensky a incarné le renouveau. L’histoire de la réception de cette série et de sa porosité avec le réel constitue presque un cas d’école de l’impact que ce type de fictions peut avoir sur nos sociétés démocratiques. L’ouvrage collectif dirigé par Sandra Laugier en donne d’autres exemples, analysant finement une vingtaine de programmes dans ce qu’elle nomme un « abécédaire sériel de la pensée politique ». Le terme « politique » est ici pris au sens large. Exceptés Serviteur du peuple,Baron noir et, dans une certaine mesure, Game of Thrones, les séries passées au crible ne traitent pas directement de l’exercice du pouvoir. Certaines dévoilent la face cachée des régimes démocratiques aux prises avec la menace terroriste, comme Le Bureau des légendes, décortiqué avec brio par la chercheuse Pauline Blistène. Même si elle dépeint une institution plutôt défaillante, cette série créée en collaboration avec la DGSE « met en scène la manière dont l’élite du renseignement fait face avec calme aux crises ».

D’autres séries engagent les spectateurs à réfléchir à des questions sociales, raciales, technologiques… à travers des personnages aux prises avec des dilemmes éthiques. Nul doute qu’il faut être un peu sériphile pour apprécier ce recueil. Ne serait-ce que parce que sa lecture demande parfois une attention soutenue et qu’il est toujours plus « parlant » de lire l’étude d’un programme que l’on a vu. Toutefois, les auteurs ont eu l’intelligence de résumer suffisamment clairement les intrigues et les enjeux des personnages pour qu’on comprenne leur propos, quitte à divulgâcher parfois des retournements de situations majeurs.

Certains contributeurs s’emparent même de leur sujet avec une telle verve et un tel enthousiasme communicatif qu’ils transmettent l’envie de regarder la série dès le chapitre terminé. Ainsi, comment a-t-on pu rater The Americans, qui, en plus de nous initier aux enjeux géopolitiques de la Guerre froide à travers le point de vue de l’« ennemi », développe une réflexion passionnante sur le couple et la vérité dans la relation à l’autre ?