Histoire d’une notion. « C’est pas des imbéciles, les gosses des quartiers, c’est pour ça qu’ils sont vénères. Ils voient bien que l’ascenseur social, il est bloqué au sous-sol et qu’il pue la pisse. » Par cette docte formule, l’humoriste Jamel Debbouze contribuait en 2004 à populariser la notion d’« ascenseur social », qui, jusque-là, appartenait plutôt au lexique des sciences politiques. Un an après, Aziz Senni, entrepreneur d’origine marocaine, lançait une formule à succès en intitulant un livre L’ascenseur social est en panne… j’ai pris l’escalier (L’Archipel, 2005). Nicolas Sarkozy puis Emmanuel Macron ont repris à leur compte cette image de l’ascenseur en panne que, bien avant eux, le libéral Alain Madelin proposait en 1995 de « réparer ». Ce qui, dans sa vision, signifiait lever les obstacles à la liberté d’entreprendre.
Depuis, l’expression a gagné l’ensemble du spectre politique, pour désigner le défaut de mobilité sociale ascendante ou l’autoreproduction d’élites fermées sur elles-mêmes. Son usage comporte souvent une part d’« illusion rétrospective », nous explique Paul Pasquali, sociologue au CNRS et spécialiste de ces questions. Avant la seconde guerre mondiale, les réussites d’enfants de familles paysannes ou ouvrières sont rarissimes, les élites étant alors parfaitement endogames et l’école socialement très clivée.
Les « trente glorieuses », de 1945 à 1975, requièrent une analyse nuancée. Des trajectoires exceptionnelles – magnifiées de nos jours pour cultiver l’idée d’une méritocratie oubliée – existent toujours, mais dans un cadre où les promotions sociales sont alors de fait plus nombreuses. Elles procèdent, à partir de la fin des années 1960, d’une première étape d’expansion scolaire et d’ouverture de l’enseignement supérieur, alliée à la croissance économique qui, stimulée par l’Etat, crée massivement des postes d’employés, de cadres et de professions intermédiaires. Le plein-emploi assure des salaires décents à des personnes peu ou pas diplômées et favorise, dans les entreprises, les promotions internes. Cependant, tempère Paul Pasquali, ces évolutions interviennent sur un fond qui, majoritairement, reste celui de la reproduction sociale : « Chacun se retrouve grosso modo dans le même groupe socioprofessionnel que ses parents, même si ce n’est jamais à l’identique : un ouvrier qualifié peut espérer devenir contremaître, et un contremaître passer à l’encadrement. »
Angoisse du déclassement
A cette période, qui n’a pas duré trente ans mais plutôt quinze, de 1960 à 1975, succède le déferlement du chômage et de la précarité, et simultanément la massification scolaire, avec l’objectif des 80 % d’une génération au niveau du bac lancé en 1985 par Jean-Pierre Chevènement (et atteint depuis 2012). Si l’accès à l’enseignement supérieur devient la norme des classes moyennes, la banalisation des titres universitaires diminue leur valeur relative alors même que, pour l’accès aux postes élevés, se renforce le poids des filières sélectives. Aujourd’hui, le système scolaire français, dont il faut rappeler qu’il ne détermine pas l’état du marché du travail, est régulièrement pointé dans les études internationales comme celui où l’origine sociale pèse le plus sur les résultats. « La réussite de quelques-uns contribue à racheter l’échec de tous ceux qui restent sur le carreau », déplore la sociologue spécialiste de l’école Agnès van Zanten. Une étude publiée en 2018 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) affirme que, depuis les années 1990, la mobilité sociale ascendante « marque le pas » dans les pays de son ressort, où quatre générations et demie seraient en moyenne nécessaires pour que les enfants des 10 % de familles les plus pauvres se hissent au niveau du revenu moyen. L’OCDE distingue négativement la France et l’Allemagne, où il faudrait six générations pour y parvenir, contre cinq au Royaume-Uni, quatre en Espagne et seulement deux au Danemark.
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