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Dans l’enfer de

Précarité, mal-être, harcèlement… Dans l'enfer de mon quotidien d'influenceur

ENQUÊTE// Vie de rêve, gloire et argent facile… la perception du métier d'influenceur, qu'on appelle de plus en plus « créateur de contenu », fait rêver. Mais entre mal-être, difficultés à se rémunérer et soumission aux algorithmes, leur quotidien est souvent bien loin des strass et des paillettes de certains.

Sous la pression des statistiques mais aussi de leur audience, les influenceurs peuvent rencontrer de grandes difficultés psychologiques.
Sous la pression des statistiques mais aussi de leur audience, les influenceurs peuvent rencontrer de grandes difficultés psychologiques. (Getty Images)

Par Faustine Mazereeuw

Publié le 16 févr. 2023 à 17:45Mis à jour le 20 févr. 2023 à 15:15

« Créateur de contenu ». On a beau chercher, pas de fiche-métier dans les registres de l'Onisep. Et pour cause, les contours de cette activité sont encore flous. On vous propose alors une définition : du maquillage au voyage en passant par la politique, être créateur de contenu, c'est avant tout partager une passion sur les réseaux sociaux… et en tirer une rémunération.

Selon le ministère de l'Economie, ils seraient 150.000 en France , si l'on prend en compte les profils dépassant les 10.000 abonnés. Mais, loin de l'image des influenceurs de téléréalité millionnaires, seule une minorité est capable d'en vivre. 6 % des créateurs gagneraient plus de 20.000 euros par an, selon une enquête de l'expert en marketing d'influence FReech. Si parmi eux, certains gagnent largement plus que ce chiffre, la grande majorité des influenceurs gagnent en réalité beaucoup moins.

Et quand ils perçoivent, des revenus, faut-il encore qu'ils les conservent. « Tu n'as aucune certitude sur l'argent que tu vas gagner chaque mois. Certains mois je pouvais gagner 1.000 euros, d'autres, zéro », pointe Yoline Badet, influenceuse développement personnel et conseils en relations amoureuses, suivie par 100.000 abonnés sur Instagram.

Une rémunération instable

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Pour gagner de l'argent sur les réseaux, plusieurs leviers coexistent. Tout d'abord la monétisation au nombre de vues, présente sur YouTube et TikTok. Concrètement, plus vous avez d'audience, plus vous gagnez d'argent grâce aux annonceurs présents sur les plateformes.

Deuxième - et principal - levier : les partenariats avec des marques. En 2021, le marché du marketing d'influence était estimé à 13 milliards de dollars par l'Autorité de régulation de la publicité. Là encore, derrière ce chiffre, des réalités bien hétérogènes. « Tout dépend du secteur sur lequel on travaille. Moi, je suis sur une niche économique qui rapporte énormément car je collabore avec de grandes entreprises, comme des banques. Mais d'autres créateurs, même avec un million d'abonnés, peuvent avoir du mal à se rémunérer », témoigne Charles Sterlings, tiktokeur économique et consultant en stratégie.

D'autant que sur les réseaux les règles du jeu changent vite. « Avant octobre, sur TikTok, on ne percevait que 20 euros pour un million de vues ; autrement dit, impossible d'en vivre. Aujourd'hui, on peut gagner à peu près 1.000 euros par million de vues. Seulement, rien ne dit que cette règle durera sur le long terme », appréhende le tiktokeur économique.

Quand engagement et argent ne font pas bon ménage

Autre difficulté : la démonétisation, voire la suppression de certains contenus. Les plateformes traquent notamment ceux abordant des sujets engagés ou les images de nudité. Ainsi, sur Instagram, si les hommes peuvent afficher fièrement leurs pectoraux, les tétons de femme sont régulièrement censurés. En début d'année, YouTube avait provoqué un tollé auprès des créateurs en démonétisant certaines vidéos comportant des jurons. Les deux plateformes se sont depuis engagées à réévaluer leurs politiques de modération.

Ça génère un vrai stress. Et puis c'est un cercle vicieux : pour survivre sur les réseaux, il faut sans cesse être créatif, se renouveler en suivant les tendances. Or, quand tu es sous pression, tu es moins créatif.

Influenceuse développement personnel et conseils en relations amoureuses

La cause de cette frilosité : la dépendance aux annonceurs, qui financent la monétisation via les publicités en début de vidéo. « Quand on a une chaîne très engagée, ça peut vouloir dire exclure une partie des annonceurs, qui ne souhaitent pas apparaître sur certains types de vidéos », souligne Charles Savreux, chargé de la communication de YouTube France.

Les plateformes restent floues sur leur système de modération, mais l'on sait que cette dernière est le fruit d'un mélange de technologie et d'examinateurs humains. « Nous faisons du cas par cas, se défend Charles Savreux. Ce sont un ensemble de paramètres qui décident de l'exclusion d'une vidéo de la monétisation, pas seulement sur un mot-clé », poursuit-il sans donner plus de précisions.

Dépendance aux algorithmes

Pour contourner cette censure, de nombreux utilisateurs usent de stratagèmes, particulièrement sur TikTok. Les gros mots, particulièrement honnis par le géant chinois, sont masqués par des « bips », et les légendes virent parfois au langage crypté pour masquer les mots interdits : « Sexe » devient « S€xe », « suicide » devient « su*cide ».

Au puritanisme de la plateforme s'ajoute son extrême opacité. « On ne sait pas comment l'algorithme est fait. On n'est pas arrivé à le cerner comme celui d'Instagram et YouTube par exemple », témoigne Victoria Bennardi, étudiante en première année à Sciences Po et créatrice d'un compte de culture générale, suivie par 140.000 abonnés. Une commission d'enquête sénatoriale a été lancée pour dévoiler les zones d'ombre de la plateforme.

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Si tous les secrets des algorithmes n'ont pas encore été percés, les créateurs tentent de repérer les tendances… et la tentation d'adapter son contenu, quitte à faire toujours la même chose, est grande. « Ça ne t'encourage pas à innover, à essayer de nouveaux formats. Tu finis par tourner en rond », regrette Charles Sterlings.

À ce sentiment de lassitude s'ajoute une pression à produire toujours plus, ressentie par Yoline : « Ça génère un vrai stress. Et puis c'est un cercle vicieux : pour survivre sur les réseaux, il faut sans cesse être créatif, se renouveler en suivant les tendances. Or, quand tu es sous pression, tu es moins créatif. »

Fragilisation de l'estime de soi

Sous la pression des statistiques mais aussi de leur audience, les influenceurs peuvent rencontrer de grandes difficultés psychologiques, même si aucune étude sur le sujet n'a été menée. Leur exposition quotidienne aux commentaires de milliers, voire de millions de personnes, peut fragiliser l'estime de soi. « Ils vivent un véritable ascenseur émotionnel. Tout peut monter et redescendre en un claquement de doigts », témoigne Vanessa Lalo, psychologue clinicienne spécialiste des pratiques numériques.

Selon elle, les créateurs seraient particulièrement exposés au syndrome de l'imposteur : « Ils ont beau vouloir se mettre en avant, ceux qui ne sont pas très sûrs d'eux vont beaucoup plus donner d'importance aux commentaires négatifs. Quant aux messages admiratifs, ils auront du mal à y croire. »

Une stigmatisation des créatrices de contenu

Sans compter que les a priori sur le métier vont bon train. « La plus grosse difficulté pour moi, c'est de faire comprendre à mon entourage que mon travail est sérieux, témoigne Victoria. Ils ne se rendent pas compte du nombre d'heures derrière une simple vidéo. »

L'impact sur la santé mentale peut aller encore plus loin en cas de cyberharcèlement. 41 % des Français ont déjà été exposés à des violences en ligne, selon une enquête d'Ipsos, et on peut facilement imaginer que, au vu de leurs audiences, les influenceurs sont davantage touchés.

Un problème de reconnaissance qui concernerait particulièrement les femmes. Victoria en a fait l'expérience avec une vidéo de décryptage sur la guerre en Ukraine. « J'ai eu des commentaires sexistes, du genre 'Pourquoi une fille nous parle de ça ? », regrette l'étudiante en sciences politiques qui dénonce une stigmatisation.

Les influenceuses sont aussi perdantes au niveau du porte-monnaie. Elles constituent les trois quarts de la profession, mais gagneraient 31 % moins que leurs homologues masculins, selon une étude de l'expert en marketing digital Reech.

« Plus je suis suivie, plus je me sens seule »

L'impact sur la santé mentale peut aller encore plus loin en cas de cyberharcèlement. 41 % des Français ont déjà été exposés à des violences en ligne, selon une enquête d'Ipsos, et on peut facilement imaginer que, au vu de leurs audiences, les influenceurs sont davantage touchés. C'est ce dont témoigne la youtubeuse et multi-entrepreneuse Léna Mahfouf dans une vidéo visionnée plus de deux millions de fois. « Il y a plein de choses que je n'ose plus partager parce que j'ai peur de me faire tuer dans la rue ou pire qu'il arrive quelque chose à mes proches, à mon frère et tout. Je me sens seule de ouf. Plus je suis suivie, plus je me sens seule », sanglote-t-elle.

« Le cyberharcèlement peut avoir pour conséquence l'isolement, des états dépressifs, voire précipiter des passages à l'acte », précise Vanessa Lalo. Cela a été le cas pour l'influenceuse Maëva Frossard, 32 ans, qui s'est donné la mort en décembre 2021. Elle avait déposé cinq plaintes pour harcèlement moral et provocation au suicide.

« La vitesse de la justice est à des années-lumière de la vitesse d'Internet »

Face aux conséquences dramatiques du cyberharcèlement, la justice est-elle trop longue à réagir ? C'est en tout cas l'accusation régulièrement lancée au sein de la communauté des créateurs. Pour l'avocate spécialiste du harcèlement en ligne Ilana Soskin, les délais de traitement des dossiers ne sont pas adaptés. « La vitesse de la justice est à des années-lumière de la vitesse d'Internet. On en revient toujours au même problème : il faut plus de moyens. »

Cyberharcèlement, que dit la loi ?

Selon le site service-public.fr , « le harcèlement est le fait de tenir des propos ou d'avoir des comportements répétés ayant pour but ou effet une dégradation des conditions de vie de la victime. Cela se traduit par une dégradation de la santé physique ou mentale de la personne harcelée (anxiété, maux de ventre…) ». Le harcèlement en ligne est considéré comme un délit et est puni par deux ans d'emprisonnement et 30.000 euros d'amende.

Des avancées ont tout de même eu lieu ces dernières années . En 2018, une évolution législative a permis d'ajouter l'effet de meute et l'instigation, c'est-à-dire l'appel à harceler une personne, à la définition du cyberharcèlement. Selon Ilana Soskin, depuis 2021, il y existe une meilleure coopération judiciaire de Twitter, Instagram et Tiktok, qui transmettent des dossiers d'identification à la justice. Les choses semblent aller dans le bon sens, mais « il faudrait que la loi soit modifiée sur l'anonymat. Tant que ce sera légal d'être 100 % anonyme sur les réseaux sociaux, il restera impossible de s'attaquer à certaines personnes. »

Malgré tout, les créateurs préfèrent parfois se défendre eux-mêmes. En janvier dernier, les streameurs RebeuDeter et Aminematue ont créé l'outil « Place de la paix » sur Twitch, à la suite de nombreux témoignages de streameuses harcelées. Le principe : si l'un des participants signale un utilisateur pour commentaire sexiste ou raciste, ce dernier sera automatiquement banni de toutes les chaînes inscrites sur l'outil.

Le défi de la régulation

De cette activité d'influenceur en plein boom est né un business florissant : les agences de créateurs, censées les assister dans leur recherche de partenariat, de relations presse ou encore leur fournir un accompagnement technique et éditorial. Aujourd'hui, les mastodontes du secteur, comme Webedia, spécialisé dans le divertissement, ou Bump, fondé par le Youtubeur le plus suivi de France Squeezie , feraient des dizaines de millions d'euros de chiffre d'affaires.

Pour Gaspard Guermonprez, créateur d'une chaîne d'information YouTube suivie par 490.000 abonnés et fondateur de l'agence d'info-divertissement Intello, les agences ont un rôle à jouer pour sortir de la dépendance aux plateformes, mais aussi de l'isolement. « Chez Intello, on a envie d'être une communauté : on organise donc régulièrement des événements pour faire se rencontrer les acteurs de cette industrie, pour qu'ils puissent partager leurs problématiques, leurs enjeux… » détaille l'entrepreneur.

Autre rôle des agences : faire face au défi de la régulation dans un secteur miné par les scandales. En janvier, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a épinglé plusieurs dizaines d'influenceurs de cosmétiques, de trading et paris en ligne pour tromperie sur les produits vendus ou promotion de produits risqués. Un projet de loi est à l'étude pour mieux encadrer les dérives commerciales des influenceurs .

En tout cas, le métier de créateur de contenu n'est pas près de disparaître. Selon la dernière étude de Reech, à la question « Quels sont les médias dont vous ne pouvez plus vous passer ? », les influenceurs arrivent en troisième position.

Faustine Mazereeuw

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