Sur le chéquier de la ferme biologique familiale figure désormais son prénom : Elsa Auvillain, GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun) des Châtaigniers, Méasnes (Creuse). Pas uniquement celui de son mari, qui vient tout juste de la rejoindre comme cogérant, après une reconversion. Et plus celui de son père, dont elle a pris la relève. C’est elle, dorénavant, qu’on voit juchée sur le tracteur John Deere vert à la nuit tombée, en train de pailler ses 40 Limousines. Voilà qui aurait rendu fières ses arrière-grands-mères, et toutes celles qui ont tenu seules les fermes pendant les guerres – héroïsme vite oublié. Ce qui pourrait paraître banal s’est ici conquis de haute lutte.
L’agriculture est longtemps demeurée une affaire de « gros bras », cantonnant le deuxième sexe au rang de travailleuses invisibles, sans autre statut que celui de « femme d’agriculteur ». « Une série de concessions ont été arrachées au compte-goutte grâce à la mobilisation des femmes, alors que les hommes ne jugeaient pas prioritaire de protéger et de rémunérer leur travail », résume Clémentine Comer, sociologue à l’Inrae, dont la thèse a porté sur le mouvement des agricultrices. « On a dû se battre pour tout ! », s’exclame Joëlle Auvillain, la mère d’Elsa, tout juste retraitée.
Il faudra attendre 1980 pour que les femmes accèdent au statut de « coexploitant » qui leur ouvre des droits sociaux (retraite) et professionnels (rémunération et gestion partagée). Si ce statut, comme la création des Exploitations agricoles à responsabilité limitée en 1985, « constitue une avancée en matière de protection sociale, il maintient l’idéal normatif de complémentarité des sexes, selon lequel les femmes “collaborent” au travail du conjoint : les aides économiques ne sont pas attribuées à chaque associé mais seulement majorées en cas d’installation en couple », explique la sociologue.
Créé en 1999, le statut de conjoint collaborateur n’offre pas de rémunération propre à l’agricultrice. L’année 2010, avec l’autorisation du GAEC entre époux, marque en cela une rupture. C’est alors seulement que Joëlle s’est sentie « pleinement reconnue » car autorisée à jouir de droits propres « et non plus de statuts au rabais ». Pour Elsa, ce fut en 2019, avec l’alignement du congé maternité des agricultrices sur celui des salariées. Elle n’en aura bénéficié que pour sa troisième grossesse, en 2020 : « Enfin j’étais une travailleuse comme les autres. »
Disparités de salaires, de pensions
Joëlle, elle, aura trait ses chèvres jusqu’à la veille de ses quatre accouchements. Et doit se battre, aujourd’hui, pour espérer toucher sans trop de retard sa petite pension. Comme pour les revenus (les agricultrices gagnent en moyenne 29 % de moins que les hommes, selon des données de la MSA, la sécurité sociale agricole), des disparités de pensions prévalent entre les sexes – bien que des lois récentes visent à revaloriser les plus petites. Beaucoup de femmes n’ont jamais été déclarées, à une époque où certains préféraient investir dans du matériel plutôt que de cotiser pour leurs épouses. Quelque 127 600 femmes d’exploitants n’avaient, en 2020, pas de statut permettant de visibiliser leur action directe ou indirecte sur l’exploitation, bien qu’elles y jouent un rôle capital, selon la MSA.
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