Émilie Kuchel (RFVE) : "C'est le rôle des collectivités de remettre au centre la question de la mixité sociale"

Alors que Pap Ndiaye doit annoncer le 20 mars 2023 des mesures en faveur d'une plus grande mixité sociale à l'école, Émilie Kuchel, présidente du Réseau français des villes éducatrices (RFVE) et adjointe au maire de Brest chargée de l'éducation, a pu s'entretenir, vendredi 10 mars 2023, avec le ministre de l'Éducation nationale sur cette question. Elle revient pour Localtis sur cet entretien et sur sa vision de la mixité sociale.

Localtis - Comment en êtes-vous arrivée à rencontrer le ministre de l'Éducation nationale ?

Émilie Kuchel - À la suite des différents entretiens avec Pap Ndiaye parus dans la presse, nous avons demandé au ministre de l'Éducation nationale de nous accorder un entretien sur ce sujet qui nous tient à cœur depuis des années. Il a accepté et nous avons eu une entrevue de une heure quinze. Il y a donc eu une écoute alors qu'avec son prédécesseur, il n'y en avait pas.

Pap Ndiaye a effectivement annoncé les grands principes de sa réforme de la mixité sociale à l'école (lire notre article du 28 février). A-t-il avancé des nouveautés devant vous ?

Non, il n'y a pas eu de nouveauté. De notre côté, nous avons essayé d'alerter. Nous craignons qu'il y ait une vision unique – par exemple à travers la mise en place des bicollèges [par rapprochement des populations scolaires de deux collèges proches géographiquement mais éloignés socialement, ndlr] ou en répliquant ce qui se passe en Haute-Garonne [où le conseil départemental détermine les dotations de fonctionnement aux collèges selon leur taux de mixité sociale, ndlr] – alors que chaque collectivité a des problématiques différentes. Nous avons aussi fortement appuyé sur la question des freins qui doivent être levés au niveau de l'administration de l'Éducation nationale. Nous espérons avoir été entendus, mais nous avons un doute.

À quels freins faites-vous allusion ?

On travaille parfois, en tant que collectivité, à donner envie aux familles de venir dans une école. Mais une baisse d'effectifs survient et on se retrouve avec une fermeture de classe. Quand on veut travailler sur la mixité en mélangeant une école en Rep [réseau d'éducation prioritaire, ndlr] avec une école hors REP, on risque de perdre des moyens. La crainte de perdre ces moyens peut rendre les choses plus compliquées. Sur ce sujet, nous avons trouvé intéressant que le ministre évoque de lui-même des conventions entre les directions académiques des services de l'Éducation nationale (Dasen) et les départements pour travailler sur la mixité. Là, nous lui avons rappelé de ne pas oublier les communes.

Le ministre a-t-il évoqué devant vous des moyens financiers ciblés en faveur de la mixité ?

Nous lui avons demandé s'il y aurait un budget dédié aux actions en faveur de la mixité. Nous n'avons pas eu de réponse sur ce point.

Une des pistes de travail du ministère est la participation de l'Enseignement privé à l'effort de mixité, lequel pourrait avoir pour contrepartie une prise en charge de la cantine de ses élèves par les collectivités. Avez-vous abordé ce point ?

Oui, nous avons clairement affirmé qu'une telle prise en charge mettrait en difficulté les collectivités. L'abaissement de l'âge de la scolarité obligatoire [depuis la rentrée 2019, ndlr] a déjà entraîné des financements supplémentaires en faveur du secteur privé sans lui demander de contrepartie. Personne ne parvient d'ailleurs à chiffrer ce qui a été donné aux écoles privées à cette occasion et toutes les compensations de l'État n'ont pas été versées. Donner pour les cantines du privé mettrait en difficulté les moyens que l'on met dans les écoles publiques. Or nous avons d'abord la charge des écoles publiques. Il existe d'ailleurs le Programme de réussite éducative, financé par l'État via l'ANCT, qui permet aux collectivités de prendre en charge des enfants en grande difficulté y compris dans le privé. Il est donc faux de dire que rien n'est fait en faveur de ces élèves. À un moment, il faut qu'on nous dise où il y a des difficultés. En outre, dans ma collectivité, je donne de l'argent au privé pour une agente territoriale spécialisée des écoles maternelles (Atsem) par classe, mais je n'ai aucun moyen de conventionner et de mettre cette politique en place. C'est cela qu'on dénonce et non la liberté de choix des parents.

Quelles mesures pourraient-elles améliorer à la mixité sociale à l'école selon vous ?

Il faut déjà se rappeler que la mixité sociale est un facteur de réussite mais surtout constitue le pacte républicain. Nous apprécions qu'un ministre mette ce sujet sur la table, ce qui n'était plus fait depuis des années, alors qu'aujourd'hui, cette mixité sociale s'est dégradée, qu'il y a une réalité de la ségrégation due à la politique du logement, à la situation de pauvreté de certains territoires. Les causes ne sont pas que scolaires, mais si on ne fait rien, si on attend que les choses évoluent avec une politique du logement, cela va être tellement long qu'on ne fera rien. Il faut donc mettre la question des moyens de l'école publique au centre du débat. Quand aujourd'hui, dans certains territoires, on n'a pas de remplaçants, on n'a pas de médecine scolaire, on n'a pas de réseau d'aide spécialisée aux élèves en difficulté (Rased), il faut redonner les moyens qui reviennent aux écoles publiques pour que nos concitoyens retrouvent la confiance dans cette école. La récente publication des indices de position sociale (IPS) des établissements a bien fait ressortir qu'il existe des écoles orphelines, où la population est aussi pauvre que dans les REP mais qui ne disposent pas de moyens supplémentaires. Là encore, il faut se demander comment redonner des moyens à toutes les écoles publiques de France, dans les zones urbaines et en ruralité. On dit souvent que l'école privée est plus forte, mais dans le public, il y a des enseignants motivés, des pédagogies innovantes. Reparlons aussi de ça, de ce qu'est l'école publique, en la valorisant.

Les collectivités ont-elles d'autres leviers pour favoriser la mixité sociale ?

La mixité c'est aussi l'extrascolaire. Remettons aussi au centre les vacances collectives, les classes de découverte. On nous parle du service national universel (SNU), pourquoi pas ? Mais pourquoi le faire si tard, à dix-sept ans ? Partir en vacances collectives, en classes de découverte, c'est essentiel pour apprendre à vivre avec les autres, avec un copain qui n'habite pas forcément le même quartier ou le même village que soi. C'est aussi le rôle des collectivités de remettre au centre la question de la mixité. Si on reste centré sur le scolaire, et notamment sur le collège, on peut louper des marches.