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Semaine de la presse

Les professeurs documentalistes face au «gros trou dans la raquette» de l’éducation aux médias

Chargés de sensibiliser les élèves au décryptage de l’information et à la lutte contre les fake news, les profs documentalistes déplorent le manque d’ambition du ministère de l’Education nationale pour un enseignement pourtant crucial.
par Maïté Darnault, correspondante à Lyon et Elsa Maudet
publié le 29 mars 2023 à 18h13

Plutôt que «fake news», il préfère le terme de «bobard». Un «très beau mot français», s’est pâmé Pap Ndiaye, le ministre de l’Education nationale, dans une interview à l’Association pour l’éducation aux médias publiée ce dimanche dans trois quotidiens régionaux. Et de professer : «On est dans un monde où [les bobards] circulent à une très grande vitesse et rebondissent d’un réseau social à l’autre. Leur détection, leur hiérarchisation, la prudence aussi à l’égard des informations qu’ils recouvrent, c’est essentiel.» Le propos est convenu, l’occasion classique (la Semaine de la presse à l’école, qui a lieu jusqu’à samedi). Et les annonces à côté de la plaque, compte tenu de l’urgence citoyenne.

Pap Ndiaye l’avait esquissé en janvier : il souhaite que «tous les élèves, du cycle 2 [à partir du CP, ndlr] jusqu’à la terminale puissent bénéficier d’une action d’éducation aux médias et à l’information au moins une fois par an». Cette mesure serait «obligatoire au collège et vivement recommandée en CM1, CM2 et au lycée», précise le ministère à Libération, et pourrait se résumer à «une visite d’un journaliste dans un établissement ou [au] déplacement d’une classe dans une rédaction». Outre son manque d’ambition, cette proposition fait peu de cas du travail mené en collège et en lycée par les professeurs documentalistes, pourtant censés être à la manœuvre en matière d’éducation aux médias et à l’information (EMI).

«Des gros trous dans la raquette»

«On est systématiquement mis de côté, oubliés, exclus ou effacés, résume Christophe Barbot, «prof doc» dans un lycée de l’académie de Créteil. On a l’impression que ce qui intéresse l’institution, c’est qu’on ouvre une salle conviviale et agréable aux élèves [le CDI, ndlr] pour qu’ils puissent s’asseoir et travailler, au détriment de nos missions premières.» Lesquelles sont pourtant claires et comptent au premier chef la transmission d’«une culture de l’information et des médias». «C’est notre cœur de métier. Quoi qu’on fasse, de la culture ou de l’incitation à la lecture, on en revient toujours à le rattacher à des compétences d’EMI», assure Sophie Van Ommeslaeghe, professeure documentaliste en lycée à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais).

Problème : l’éducation aux médias n’est pas sanctuarisée dans les emplois du temps des élèves. «Notre mission n’est que ponctuelle, ça reste du saupoudrage», regrette Gaëlle Devin depuis son collège de Givors (métropole de Lyon). Pourtant, estime-t-elle, «la semaine de la presse, ça devrait être toute l’année, on devrait être sollicités tous les jours». Tout repose sur la motivation et l’énergie de chaque prof doc, la collaboration des autres enseignants et le soutien de leur chef d’établissement. «J’ai toujours envie de fédérer les collègues pour différents projets mais eux ont leurs horaires, leurs programmes. Il faut les séduire, trouver des façons de les convaincre», déroule Gaëlle Veillaux, enseignante dans un collège de Lyon.

Dans son lycée, Christophe Barbot travaille «plutôt toujours avec les mêmes collègues, en fonction des affinités». Résultat, «il y a de gros trous dans la raquette. On a des citoyens qui arrivent à l’université sans avoir été sensibilisés aux problématiques de la manipulation de l’information, de la communication politique, de la propagande sous toutes ses formes. Parce qu’ils n’auront pas été dans les bonnes classes au bon moment». Dans leur mission flash sur l’éducation critique aux médias, dont les conclusions sont parues en février, les députés Violette Spillebout (Renaissance) et Philippe Ballard (RN) ont en effet regretté l’existence de «déserts de l’éducation aux médias» et ont noté que «les plus belles initiatives sont celles promues par des professionnels passionnés. Or une politique publique ne doit pas être soumise à “la bonne volonté” de ceux dont elle dépend».

Une matière transversale

Surtout quand les élèves peuvent se mettre à cibler le messager plutôt que d’apprendre à décrypter le message. «Samuel Paty, c’est un prof qui s’est emparé tout seul de ces problématiques, avec courage, alors que la transversalité est extrêmement importante. Il ne faut pas rester isolé dans la classe car on a des élèves qui contestent de plus en plus», s’émeut Catherine Novel, enseignante à Corenc (Isère) et ancienne présidente de l’Association des professeurs documentalistes de l’Education nationale (Apden).

Si l’EMI a toute légitimité à être une matière transversale, tant les enjeux de désinformation peuvent toucher le français comme l’histoire ou les sciences, les «profs doc» en sont officiellement «les maîtres d’œuvre». Mais ils restent souvent vus comme des sous-profs. La preuve ? Leur rémunération, d’abord : ils n’ont pas droit aux heures supplémentaires, ni à la prime de prof principal, à la prime informatique de 150 euros annuels ni à celle dédiée au suivi et à l’orientation des élèves. «Je fais partie d’un programme de lutte contre le harcèlement : mes collègues touchent des heures supplémentaires, pas moi, ce sont des heures péri éducatives», moins payées, illustre Guillaume Guimiot, membre du bureau de l’Apden.

Les profs documentalistes, qui disposent d’un Capes dédié depuis 1989, n’ont par ailleurs pas d’agrégation. «Ça nous bloque dans l’évolution de notre carrière en termes de métier et de rémunération», indique Sophie Van Ommeslaeghe. Dans les autres matières, les agrégés sont mieux payés que les certifiés et peuvent évoluer en devenant inspecteurs, sans passer par la case «personnel de direction». Les profs doc n’ont pas non plus d’inspection dédiée mais sont fondus dans celle consacrée aux conseillers principaux d’éducation et aux chefs d’établissement. «Très souvent, on monte une séance spécialement quand on sait qu’on va être inspecté mais l’inspecteur ne maîtrise pas nos contenus, c’est complètement biaisé», déplore Gaëlle Devin.

«Le CDI est encore fermé»

Les profs doc pâtissent de l’image poussiéreuse de «la dame du CDI», obsédée par le silence et malhabile avec une souris d’ordinateur. La circulaire de 1986 les présentant comme des «personnels exerçant dans les CDI» a été abrogée en 2017, pour mentionner clairement les «professeurs documentalistes», mais cet héritage a la vie dure. «Avec 86 % de femmes, c’est le métier parmi les professeurs, y compris ceux des écoles, le plus féminisé. Ça a peut-être à voir avec la façon dont il est vu et traité par la société», suggère Christophe Barbot.

Des enseignants parviennent aujourd’hui à inscrire des heures d’EMI dans l’emploi du temps et à proposer une vraie progression à leurs élèves. Mais cela s’accompagne inévitablement de la hantise de nombre de chefs d’établissement : la fermeture ponctuelle du CDI. Le lieu «sert souvent à absorber le flux d’élèves qui ne sont pas en salle de permanence», constate Sandrine Vigato, enseignante à Reims. «Les profs doc entendent “le CDI est encore fermé”, mais il est fermé parce qu’il y a un enseignement dedans. On est toujours coincés entre différents choix qui finissent par être usants, culpabilisants», pointe Guillaume Guimiot.

Afin de goupiller enseignement et accueil au CDI, une solution pourrait être de confier la gestion des lieux à des assistants d’éducation formés. Une demande à laquelle le gouvernement reste pour l’heure sourd. Autant qu’aux autres.

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