Taper « bold glamour » sur ­TikTok, c’est plonger dans un monde virtuel où tous les visages féminins se ressemblent. Peau lisse, nez fin, pommettes saillantes, yeux de biche, sourcils au cordeau, dents éclatantes et surtout bouche pulpeuse. Des traits parfaitement dessinés non pas par le maquillage, ni même la chirurgie esthétique, mais par un nouveau « filtre beauté » proposé par l’application depuis quelques semaines.

Ces filtres, que l’on dit de réalité augmentée, ne sont pas nouveaux. « Les premiers sont apparus sur Snapchat en 2015, puis sur ­Instagram en 2018, rappelle ­Ariane ­Riou, journaliste, coautrice avec ­Elsa ­Mari de Génération bistouri (JC Lattès, 2023). Au début, c’était surtout des filtres rigolos avec des oreilles d’animaux, mais très vite les marques se sont mises à en fabriquer pour tester du maquillage. »

Aujourd’hui, le « bold glamour » nous fait entrer dans une nouvelle dimension. Cet outil, que l’on peut utiliser en vidéo, est parfaitement indétectable. Il ne s’efface pas lorsqu’on se touche la peau et il suit les mouvements du visage. L’effet naturel est bluffant. « TikTok ne communique pas sur les algorithmes utilisés, mais le principe est celui du mélange entre un visage type et celui de l’utilisateur », explique ­Laurence ­Devillers, professeure en intelligence artificielle.

Utiliser les outils de son temps pour améliorer son apparence n’est pas nouveau non plus. La quête de la beauté « remonte à la nuit des temps », souligne ­Jean-François ­Amadieu, auteur de La Société du paraître. Les beaux, les jeunes… et les autres (Odile ­Jacob, 2016). « Ce qui change au fil des années, c’est le niveau de raffinement des techniques pour s’embellir.Aujourd’hui, on a des filtres mais aussi la médecine esthétique. » Si l’humain a toujours cherché à améliorer son apparence, c’est que la beauté est un graal. « Les études montrent que l’on attribue implicitement aux beaux toutes les qualités. Et sur les réseaux sociaux, la beauté attire les “followers” et les “likes”. »

Reste à savoir si le « bold glamour » rend vraiment plus beau. Il s’inspire en tout cas des traits de ­Kim ­Kardashian, dont l’esthétique façonne les canons de beauté sur les réseaux sociaux depuis une dizaine d’années, selon ­Ariane ­Riou. Poser ce genre de filtre sur un visage peut donner des résultats variables mais, la plupart du temps, l’effet est plutôt flatteur et s’avère parfois même déstabilisant.

Depuis l’apparition du « bold glamour », les témoignages de surprise, d’indignation ou d’enthousiasme se multiplient sur le réseau social prisé des jeunes. Le hashtag ­#BoldGlamour cumule aujourd’hui plus de 700 millions de vues. Céline, 31 ans, n’en revient pas de se voir avec ces traits-là : « Ce filtre m’a donné des complexes. Il est totalement injuste. Je vais vous montrer ma tête sans le filtre, mais vous n’êtes pas prêts, vous allez tomber de votre chaise », confie la jeune femme à ses abonnés.

Si les plus âgés peuvent sans doute prendre du recul, tous les adolescents biberonnés aux filtres n’en sont peut-être pas capables. « À cet âge, les jeunes sont en pleine construction identitaire et l’image de soi est encore un peu défaillante, observe le psychanalyste ­Michaël ­Stora. Passer d’une image de soi réelle à l’image de soi idéalisée avec un filtre peut être un révélateur d’une fragilité narcissique. »

Certes, les canons de beauté ont toujours existé. « Avant, c’était les magazines féminins qui imposaient les modèles avec des photos déjà retouchées, rappelle-t-il, mais avec la viralité des réseaux sociaux, les filtres touchent des millions de personnes. » À lui seul, TikTok compte plus d’un milliard d’utilisateurs.

Alors qu’il a souvent dédiabolisé les écrans, ­Michaël ­Stora se dit aujourd’hui « inquiet face aux troubles suscités par cette sur-attention à l’image de soi ». Il n’est pas le seul. ­Caline ­Majdalani, psychologue, autrice de Traiter la dysmorphophobie. L’obsession de l’apparence (Dunod, 2017), assure même que nous allons « au-devant de gros problèmes ». « Le ”bold glamour” nous a fait franchir un cap où le jeu et la réalité flirtent de manière dangereuse : il donne accès à une beauté, non pas fantasmée, mais accessible, une sorte de moi sublimé. »

Le vrai piège est là : comment s’accepter, avec ses défauts, quand une version de soi améliorée semble à portée de main ? « Ce genre d’outil peut empêcher les adolescents d’accepter les changements de leurs corps. Or, ce processus est nécessaire pour développer une identité saine », poursuit ­Caline ­Majdalani. La psychologue voit arriver dans son cabinet des jeunes qui souffrent d’une altération majeure de l’estime de soi, d’une ­anxiété liée à leur physique, d’une addiction à l’écran qui offre cette image, mais aussi d’isolement, d’idées noires et de déprime. « Bien sûr, il y a toujours eu des jeunes obsédés par leur apparence mais, là, le nombre est effrayant », alerte-t-elle.

Ce niveau d’inquiétude ne semble toutefois pas partagé par tous les spécialistes. ­Thomas ­Rohmer, directeur de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique, estime pour sa part que « ces filtres sont surtout dangereux pour les jeunes les plus fragiles ». Le problème, rappelle ­Caline ­Majdalani, c’est qu’ils sont de plus en plus nombreux. « Depuis la pandémie, les chiffres sur la santé mentale des jeunes sont alarmants et les risques de dérives réels, comme le recours à la médecine et à la chirurgie esthétique. »

Elsa Mari et Ariane Riou font le même constat dans leur livre : « Depuis 2019, les 18-34 ans sont plus nombreux à recourir à la chirurgie esthétique que les 50-60 ans », rappelle la première. En cause : les réseaux sociaux, où influenceuses, stars de la téléréalité mais aussi chirurgiens en font la promotion. « Les filtres jouent également un rôle, poursuit ­Elsa ­Mari. Aujourd’hui, des jeunes arrivent devant un médecin avec une photo retouchée en disant qu’ils veulent ressembler à cette image. »

Les pouvoirs publics commencent à prendre la mesure du phénomène. Fin mars, les députés ont adopté une proposition de loi interdisant la promotion de la chirurgie esthétique et obligeant les influenceurs à indiquer s’ils utilisent un filtre ou tout autre dispositif de retouche d’image. « Ces technologies posent aussi question sur le rapport à la vérité, observe ­Laurence ­Devillers. Le ”bold glamour” fonctionne comme les “deep fakes”, qui utilisent l’intelligence artificielle pour manipuler les images. »

Les enjeux sont colossaux. « L’humanité peut basculer d’un côté ou de l’autre selon qu’elle intègre ces technologies pour les sublimer ou qu’elle se laisse aliéner, conclut ­Pascal ­Plantard, anthropologue des usages numériques. Interpellons les parents, dit-il, pour qu’ils ne laissent pas leurs enfants seuls aux prises avec ces algorithmes. » Mais encore faut-il qu’ils ne se laissent pas eux-mêmes prendre au piège.