Didier Dubasque
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Manuel Pélissié et la perte d’attractivité des métiers du travail social

J’ai pu récemment échanger avec le directeur général de l’IRTS Parmentier à Paris sur la crise ou plutôt les crises qui traversent le travail social et ses acteurs. Manuel Pélissié est personne qualifiée au Haut Conseil du Travail Social. Il est aussi membre du bureau l’AIFRIS qui va organiser début juillet son 10ème congrès international en France. Titulaire d’autres mandats comme celui de président de la commission professionnelle consultative « Cohésion sociale et santé »  (CPC) au titre de l’UDES, il est intéressant d’écouter son point de vue sur la situation actuelle. En effet, la crise d’attractivité des professions de l’aide et du soin a pris des dimensions selon lui « stupéfiantes ».

« Nous sommes confrontés à une crise très profonde »

C’est un véritable bouleversement, inattendu par tout ce qu’il modifie dans notre rapport au travail, explique-t-il. On ne peut d’ailleurs pas parler de crise au singulier, mais de crises au pluriel : La France a été traversée par une crise sociale d’abord (les gilets jaunes) puis une crise sanitaire, actuellement une crise économique, allons-nous vers une crise sociétale. « Je constate avec stupeur le changement d’attitude des publics, des professionnels et des étudiants cette dernière année». Nous sommes face de plus en plus à des consommateurs et des clients. Manuel Pélissié prend exemple sur ce qu’il perçoit des étudiants en travail social. Ils sont, dit-il dans la « surpuissance » et à la fois dans une impuissance qu’ils subissent. La situation les conduit à pouvoir choisir leur futur emploi et renforce le sentiment de puissance. Ce n’est plus l’employeur qui fait passer l’entretien d’embauche, c’est le candidat qui pose les questions et qui finalement choisit son futur employeur. C’est une inversion des rôles. Mais les étudiants sont tout autant dans l’impuissance. Elle est liée à la situation très difficile qu’ils subissent. Il ne faut pas s’y tromper. On assiste à une dégradation forte de leurs conditions de vie et une véritable paupérisation. C’est très problématique.

Finalement, les travailleurs sociaux ont les mêmes difficultés que les personnes qu’ils accompagnent : problème de logement, de pouvoir d’achat, de revenus insuffisants, problèmes liés à la mobilité etc. Le résultat de tout cela, c’est aussi une perte de sens, sens du travail, sens de la vie, à un niveau inhabituel. La perte d’attractivité des métiers concerne tous les secteurs. On assiste aussi à une diminution de la « durée de vie professionnelle ».  Il est difficile de tenir dans un même poste, voire une même institution, pendant plusieurs années.

« C’est une crise des attractivités »

Nous sommes face à quatre pertes différentes d’attractivité, explique Manuel Pélissié. Il y a la perte d’attractivité des métiers, celle des emplois qui est d’un ordre différent, celle de la formation et enfin celle de la diplomation. Ces quatre pertes amplifient le phénomène et ont des effets multiplicateurs.

Nous savons ce qu’est la perte d’attractivité des métiers. Comment un jeune peut-il aujourd’hui avoir envie de s’engager dans un métier du social quand il lit la presse, lit les témoignages de ceux qui y travaillent, regarde les campagnes d’information ? (cf. les récents scandales dans les EHPAD ou aujourd’hui dans les crèches qui brouillent la perception de la situation réelle où les travailleurs sociaux font honneur à leur métier). En donnant à voir une forme de complainte, notamment sur les conditions de travail, on dénonce ce qui ne va pas, sans montrer le reste et c’est parfois contre-productif. Cela a créé un effet repoussoir. Par exemple, qui a envie d’aller travailler à l’Aide Sociale à l’Enfance actuellement après avoir vu ce qui s’en dit dans les médias ? Or ce sont des métiers d’excellence.

Le manque d’attractivité des emplois est autre chose. Les emplois ne sont pas suffisamment connus, tout comme leur importance et leur utilité sociale. Pour être reconnus, il faut d’abord être connus. Il y a beaucoup de représentations erronées, comme pour les métiers. Il y aurait un travail à engager pour permettre au grand public de mieux connaitre le contenu des emplois proposés qui sont spécifiques aux situations en montrant en quoi ils sont utiles et importants.

Il y a aussi une crise d’attractivité des formations et des diplomations. Il existe une telle complexité et une telle parcellisation entre les diplômes, les certifications et les besoins du secteur que l’on ne s’y retrouve plus. Il y a aussi l’arrivée massive des « faisant fonction » qui ont un grand besoin de formations. Toutes les voies d’accès ont été revisitées – formation initiale, apprentissage, formation continue, VAE. Si ces professionnels interviennent sans diplôme, c’est-à-dire sans avoir été formés, que peuvent penser celles et ceux qui ont passé du temps à le faire au prix de multiples efforts ? Pas de revalorisation, sans valorisation…

Cela conduit tout le monde à parler d’attractivité en même temps : cela s’appelle la cacophonie. Nous ne sommes plus audibles. Certes, une campagne nationale est utile, mais cela ne pourra pas suffire, car une autre question se pose aux directeurs d’établissements : comment garder les professionnels dans leurs services, comment agir pour qu’ils ne partent pas si l’on ne dispose pas de moyens suffisants pour les retenir ?

Les effets délétères de la prime Ségur

Manuel Pélissié s’inquiète de ce qu’il appelle une construction des inéquités : dans un même établissement, on a vu des personnels bénéficier de la prime Ségur (183 €. net mensuel) alors que certains de leurs collègues n’y ont pas eu droit. Il prend pour exemple tous les personnels administratifs au contact avec le public, notamment pendant la période Covid, qui n’ont rien perçu de plus malgré des salaires plutôt bas et une présence de tous les instants. Les salariés des établissements de formation, équipes pédagogiques et personnels ressources n’ont pas non plus bénéficié de la prime Ségur. Les financements des IRTS relèvent des Régions qui n’ont pas totalement pris en compte le besoin de revalorisation des personnels.

Du côté des étudiants, il est aussi noté un changement d’attitude. La vocation n’a plus bonne presse, c’est un concept suranné. Mais elle a été remplacée par une nouvelle forme très positive : l’engagement. Cet engagement se traduit par la volonté des étudiants de vouloir donner sens à leur futur travail et donner du sens à leur vie. Cela doit être salué. C’est une évolution positive tout autant individuelle que collective. Mais en tout cas, il s’agit aussi de ne pas accepter d’être conduit à faire n’importe quoi dans son futur poste de travail.

Alors quelles solutions face à ces crises ?

« Il faudrait répondre à une question et une seule. La seule qui vaille d’ailleurs. Il ne s’agit pas de savoir ce que l’on doit faire parce que cela, nous le savons parfaitement » nous dit Manuel Pélissié. « Nous avons pas moins de 10 rapports différents qui ont déjà documenté ce sujet avec de multiples recommandations ces dernières années.  Les propositions existent ».

« La seule question à se poser est : pourquoi on ne fait pas ce qu’on doit faire ? Probablement comme ailleurs, car cela coute de l’argent, trop d’argent. Cet argent manque terriblement. Nous ne disposons pas des moyens suffisants pour mener à bien toutes les actions à engager pour la revalorisation des métiers, des emplois, des formations permettant de les rendre attractifs.

« Il faudrait qu’au niveau financier, il y ait la même hauteur de moyens dans le travail social que ceux qui sont engagés dans le champ sanitaire. Et si certains considèrent que c’est une utopie, il constateront bien assez tôt que ne pas donner ces moyens coutera bien plus cher…». Le compte n’y est pas. On en est loin. Sans ces moyens, nous nous retrouveront encore face à une inéquité. L’État, pour citer cet exemple, ne peut pas seulement engager 500 millions d’euros pour la rénovation de la convention unique et étendue (CCUE). Cette somme avancée est tellement insuffisante au regard des besoins et ne permettra pas de revalorisation.

Mais il y a d’autre dimension qui reste en suspens : il ne s’agit pas de repenser les conditions de travail, mais plutôt de repenser le travail lui-même. « C’est un sujet ardu car la génération des décideurs semble ne pas parvenir à comprendre la génération des moins de 40 ans dont le rapport au travail a clairement évolué ».

Une autre difficulté concerne la nécessité de pouvoir s’engager dans des clarifications sur le cœur du travail social. par exemple, au HCTS nous ne sommes pas parvenus à mener à bien une réflexion sur les champs distincts entre le travail social et l’intervention sociale. Les frontières ne sont pas clairement établies. C’est compliqué. Aujourd’hui, on parle de frontières qui permettent de définir des territoires. Pour ma part, je trouve que l’on a beaucoup trop de douaniers pour le territoire du travail social. Je pense que l’on manque de passeurs. Comment mieux permettre aux intervenants sociaux porteurs de savoirs d’expérience de devenir des travailleurs sociaux ? J’ajouterai enfin que si au HCTS nous parlons dans la définition du travail social de trois savoirs (issus des universitaires, des professionnels et des usagers), nous avons laissé tomber un quatrième savoir : celui du citoyen, du bénévole qui s’engage dans nos associations pour la solidarité. Nous avons aussi à valoriser ce savoir-là ».

« Peut-être que mes propos sont décalés. Mais pour ma part, je reste convaincu qu’il reste très important dans nos professions de savoir décaler nos regards. C’est ce que je tente de faire de mon côté, dans mon engagement ».

 

 

Photo : Manuel Pélissié (mars 2023) fournie par l’auteur

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2 réponses

  1. Bonjour,
    2023 toujours les mêmes ritournelles…..
    Une réalité pénible : le salaire des professionnel.les n’est plus à la hauteur des enjeux sociétaux et du travail quotidien depuis longtemps…Les discours moralisateurs des décideur.es ,qui iels gagnent très bien leur vie, ne nous atteignent pas. Un peu comme les profs, les soignant.s … qui veut encore s’engager sans contre partie sonnante et trébuchante ?

  2. Bonjour
    Merci pour cet article et ce témoignage. Je suis ASS et cadre de la fonction publique territoriale et je ne peux que constater les difficultés à recruter faute de candidature.
    J’ai pu travailler au sein de mon institution sur cette question cependant malgré une réelle volonté de l’exécutif, la limite arrive assez vite.
    Tant que les constats emanant par exemple du livre vert du travail social du HCTS ( perte de sens du TS, perte de valeur, manque de moyen etc) ne seront pas traitées les résultats ne pourront jamais être à la hauteur des besoins.
    Aujourd’hui l’attractivité des emloyeurs est pensée dans une réponse matériel (meilleur salaire, mutuelle,COS,matériel numérique à disposition etc).
    J’interviens en école de travail social et accueil des stagiaires depuis longtemps dans mon service. Je pense qu’il serait temps de les interroger sur leurs projets professionnels. Les étudiantes etetudiants ne sont pas aveugles. Leurs différentes périodes de stages les amènent à faire les constats en direct des incohérences, des manques de moyen et de reconnaissance. De plus les professionnelles (ls) ne sont pas toujours à l’aise pour défendre l’indefendable de leur action voir mission.
    Et le public qu’en pense t il?
    Demander aux professionnelles d’interroger les bénéficiaires d’une offre de service inadaptée aux enjeux sociaux d’aujourd’hui serait une violence a leur infliger.
    J’ai conscience que mon propos est sombre, mais comment peut il être autrement dans ce contexte.
    J’aurais bien plus long à en dire et je reste sur le pont. Je reste engagé et mobilisé. Et je reste disponible.
    Enfin je diffuse aussi largement que possible cet article auprès de mes collègues.
    Cordialement

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