Ils sont les « invisibles » du Festival de Cannes. Ni tapis rouge ni smoking pour ces hommes de l’ombre qui, depuis les coulisses du Palais des festivals, assurent la bonne marche de l’événement. Quatre-vingts personnes, techniciens et projectionnistes, tous passionnés par leur métier, veillent jour et nuit à ce que les participants voient les films dans les meilleures conditions. « Un bon festival, de notre point de vue, c’est quand on parvient à se faire oublier », sourit Éric Chérioux, coordinateur technique des projections. Le défi pourtant est immense. Cannes, ce sont près de deux mille séances en dix jours – du 16 au 27 mai cette année –, une trentaine de salles à équiper en amont et une technologie, le numérique, en constante évolution.

Il est depuis longtemps révolu, le temps des bobines de films transportées dans leurs jolies boîtes en métal. L’imagerie romantique du Cinema Paradiso a laissé place depuis une bonne dizaine d’années à des projecteurs plats et rectangulaires, des tours de serveurs et des fichiers numériques contenus dans des disques durs (DCP) transportés dans leur mallette en plastique. « C’est à la fois des projections simplifiées et une technologie plus complexe à maîtriser », souligne Angelo Cosimano, président de la Commission supérieure technique de l’image et du son (CST). Depuis 1984, il revient à cette très ancienne association professionnelle – elle existe depuis 1944 – de superviser la qualité des projections du festival. « En 1983, la première édition dans le nouveau palais s’est très mal passée, témoigne ce dernier. C’est à ce moment-là que Gilles Jacob, le délégué général de l’époque, a fait appel à nous. » En ce temps-là, le festival n’a pas la même ampleur. Depuis, les séances, hors compétition officielle, se sont multipliées (Cannes Première, Cannes Classics, séances spéciales, séances de minuit, cinéma de la plage, etc.). Quant au marché du film, il a pris une importance considérable. Au point qu’il représente désormais les deux tiers des projections assurées lors de la manifestation.

Surtout, les lieux où elles se déroulent ne sont pas prévus à l’origine pour cet usage. Cela implique de tout équiper dans la semaine précédant la cérémonie d’ouverture. « Pour vous donner une idée, c’est comme si on installait un multiplexe de la taille de l’UGC Ciné Cité Les Halles en huit jours », résume Éric Chérioux. Une infrastructure matérielle et informatique complexe, qui nécessite d’y travailler toute l’année. À peine le festival a-t-il baissé le rideau que la petite équipe de permanents de la CST anticipe déjà l’édition suivante. État des lieux, achats à faire, travaux à envisager – la fibre a été installée cette année entre le palais et les cinémas voisins pour transférer directement les fichiers de films dématérialisés –, choix du matériel et configuration des appareils occupent les mois qui précèdent l’événement.

La technologie évoluant très rapidement, un partenariat avec les fabricants assure au festival de disposer chaque année d’équipements dernier cri et en excellent état. « Il faut, notamment pour les films en compétition, que tout soit plus que parfait », insiste Éric Chérioux. Avec un premier impératif : que toutes les projections aient lieu. Chaque copie numérique possède une clé de chiffrement qui autorise la projection tel jour, sur tel serveur, à telle heure et dans telle version. Il s’agit donc de ne pas se tromper… Dans les salles du palais, chaque cabine comprend, outre un projecteur 35 mm pour les films encore tournés en pellicule – il y en aura plusieurs cette année –, un projecteur numérique et un autre de secours en cas de panne, et même deux dans la salle Lumière, qui accueille les projections officielles. « Des incidents mineurs peuvent survenir, mais ils sont rares, témoigne Éric Chérioux. En près de quinze ans, je n’ai jamais assisté à une annulation de séance. À condition de tout anticiper et de prévoir l’imprévisible. »

Deux projectionnistes sont présents en permanence dans la cabine, par sécurité, plus une personne installée dans la salle pour juger sur pièces des réglages et les affiner en cours de séance si besoin. Résolution, luminosité, colorimétrie, niveau sonore, place des sous-titres : tout est préparé « aux petits oignons ». Et les films de la compétition « répétés » la nuit précédant leur présentation en salle Lumière. Une séance très privée, organisée en présence du réalisateur, du chef opérateur, du mixeur et parfois du monteur. Elle commence vers 1 h 30 et s’achève à 4 ou 5 heures du matin. « Il y a rarement de mauvaises surprises. C’est surtout un moment de “désangoissement” pour le réalisateur, qui a parfois passé quatre ans à travailler sur son film. On est là pour les écouter et les rassurer »,explique Angelo Cosimano. Certains cinéastes habitués du festival n’y assistent même plus ou y passent très peu de temps, d’autres comme Quentin Tarantino, qui tourne et projette tous ses films en pellicule, y accordent une attention scrupuleuse.

Pour l’équipe sur place, le festival a des allures de marathon. Trois semaines intenses et des nuits courtes – les projections s’étalent de 8 h 30 à 2 heures du matin – voire inexistantes lors des répétitions. Mais aucun d’entre eux ne céderait sa place pour un empire. « Nous sommes un peu des psychopathes de la technique, et Cannes est le moment où on peut donner le meilleur de nous-mêmes », constate Éric Chérioux, qui retrouve chaque année la même équipe de passionnés. Il y a très peu de défections, certains posent même des congés sans solde pour y participer. Et sur son bureau, la pile de CV ne cesse de grandir…