Publicité
Reportage

Dans la fabrique des directeurs d'hôpital, à la prestigieuse EHESP où sont formés les hauts fonctionnaires de la santé

REPORTAGE//Généralement non-soignants, ils sont plutôt vus comme de vilains « cost killers ». Pourtant, pour relever les défis de l'hôpital français, ces directeurs doivent avoir l'intérêt général chevillé au corps. Rencontres à Rennes, à l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP).

A gauche : Nadia Foubet, directrice de la DSI du GHT Coeur Grand Est, 28 ans, Clara De Bisschop, élève directrice d'hôpital en 2e année, 26 ans, et Philippe Abi Kahlil, ex-infirmier et élève directeur d'hôpital en 1re année, 39 ans.
A gauche : Nadia Foubet, directrice de la DSI du GHT Coeur Grand Est, 28 ans, Clara De Bisschop, élève directrice d'hôpital en 2e année, 26 ans, et Philippe Abi Kahlil, ex-infirmier et élève directeur d'hôpital en 1re année, 39 ans. (M.S.-R.)

Par Marion Simon-Rainaud

Publié le 24 mai 2023 à 18:00Mis à jour le 19 sept. 2023 à 17:14

« Je signe des devis du prix d'une maison ! » A même pas 30 ans, Nadia Foubet, directrice d'hôpital depuis janvier 2023, dirige une équipe de 45 personnes, avec un périmètre de responsabilité qui s'étend sur huit établissements hospitaliers de la Meuse, dans l'est de la France. Depuis sa titularisation, elle l'avoue, le rythme est intense. « J'ai l'impression que ça fait déjà trois ans… »

Contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, la jeune directrice de 28 ans n'est pas la seule à la tête de son groupement hospitalier de territoire. Elle fait partie d'une équipe de direction, composée de directeurs et directrices - haut fonctionnaires, comme elle - qui chapeautent leur département, sous la houlette d'un directeur général (DG). Un peu à la manière d'une entreprise.

« D'excellents généralistes »

Tous, même le DG, ont été formés au même endroit : à l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), située à Rennes. Chaque année, un millier d'apprenants (1.100 en 2023) y suivent des cours, dont une petite centaine dans la filière « DH », abréviation commune dans les couloirs de l'école pour désigner les « directeurs d'hôpital ».

Publicité

Là-bas, pendant deux années consécutives, « on forme d'excellents généralistes », martèle Isabelle Richard, directrice de l'EHESP. En témoigne la variété de leurs modules de cours : « achat public en santé », « architectures et technologies de santé », « management financier », « communication et médias » ou encore « gestion de crise » (mise en situation d'une journée). Au total, les élèves DH suivront plus de 780 heures de cours en présentiel (ateliers, conférences, séminaires) et 250 heures à distance.

Mais l'essentiel de leur formation se passe sur le terrain. Sur vingt-quatre mois de cursus, les élèves DH passent près de treize mois en stage : deux mois d'observation dès le début, huit mois d'immersion et enfin trois mois de spécialisation. L'immersion professionnelle permet d'« appréhender l'écosystème complexe qu'est un hôpital », insiste Isabelle Richard, en poste depuis le début de l'année.

« La vocation m'est tombée dessus ! »

Et surtout de se tester. Le tout premier, le « stage blouse blanche », a été une « révélation » pour Nadia Foubet, ex-juriste de formation : « Je n'avais pas la vocation, elle m'est tombée dessus à ce moment-là ! J'ai enfin eu l'impression d'être au coeur du réacteur. » A travers ses stages, elle passe par plusieurs régions : Antibes, sur la Côte d'Azur, en passant par Lille et Rennes, avant de s'installer dans l'Est, dont elle est originaire.

En spécialisation, elle aurait pu choisir le « confort » du département juridique, mais elle a préféré se lancer un « nouveau défi » avec la direction des systèmes d'information (DSI), renouant avec sa passion « geek », sans avoir à se réinvestir dans « dix ans d'études ». Un choix plutôt rare puisqu'ils sont quatre sur sa promo de 85 à l'avoir choisie en 2022.

Les autres élèves DH choisissent l'administration, les finances, la logistique ou encore les ressources humaines. Cette dernière est la voie que priorise Philippe Abi Khalil, 39 ans, ex-brancardier et infirmier, actuellement en première année à l'EHESP.

Cette diversité de profils s'explique par les différentes portes d'entrée de la filière. En 2023, sur les 113 places ouvertes, 65 étaient réservées au concours externe (dont 8 pour le « concours talents », dont les candidats titulaires d'un diplôme ou justifiant d'une expérience professionnelle sont sélectionnés sur critères sociaux), 42 pour le concours interne (consacré aux fonctionnaires et agents publics) et six pour le « troisième concours » (personnes justifiant d'au moins huit années en responsabilité dans le privé ou d'un mandat électif).

1.411

Ces élèves fonctionnaires sont payés au minimum 1.411 euros brut mensuels (sans compter les indemnités journalières pour le logement des élèves hors de leur domicile et leurs niveaux d'ancienneté ou de carrière passée).

Les soignants en reconversion comme Philippe Abi Khalil restent plutôt rares dans les promos DH (environ 10 %). Pourtant, il l'admet volontiers : connaître aussi bien que lui le milieu hospitalier est un « plus » par rapport à ses camarades. Lui y travaille depuis vingt ans. Entré comme brancardier, il est ensuite devenu infirmier, puis s'est formé en tant qu'anesthésiste et enfin a occupé un poste de cadre de santé.

« Apprendre à jouer collectif »

En revanche, écouter des cours magistraux, vissé sur sa chaise durant deux heures, ou encore se mettre à étudier les bases de la comptabilité, du droit et de la finance n'a pas été facile pour lui. Heureusement, l'esprit de corps entre les aspirants directeurs a rapidement pris le dessus.

« A l'école, on s'entraide beaucoup, chacun avec ses expériences, son background, c'est très riche ! » s'enthousiasme-t-il. Un constat que Nadia Foubet partage : « On l'apprend vite : en tant que DH, on doit jouer collectif. » Une autre élève directrice, elle en deuxième année, Clara De Bisschop, 26 ans, abonde : « Après deux ans de prépa tout seul dans son coin, on se retrouve tous à l'internat… en bas duquel il y a même des moutons. C'est franchement sympa ! »

Publicité

Doublement diplômée de l'école de commerce ESCP et de Sciences Po, la jeune femme a un parcours plus « classique » de haut fonctionnaire. Mue par l'intérêt général, elle fait partie des candidats qui ont passé les trois concours de la fonction publique les plus prestigieux : en plus de l'EHESP, l'Institut national du service public (INSP, ex-ENA) pour la fonction publique d'Etat et l'Institut national des études territoriales (INET) pour la territoriale. Ces trois formations sont souvent assimilées pour leur niveau d'exigence. Le concours de l'EHESP est le premier dans le calendrier et fait office de galop d'essai pour certains…

Une exception française

Cette volonté d'avoir le statut de haut fonctionnaire à tout prix peut induire quelques erreurs de casting. « C'est dommageable car ils l'ont par défaut et partiront sûrement du corps de DH dans quatre ans, quand ils se rendront compte qu'ils ne sont pas passionnés par l'univers hospitalier », regrette Clara De Bisschop.

Et son confrère Philippe Abi Khalil de pointer : « On ne se retrouve pas à l'hôpital par hasard. Le premier stage peut être un choc et révéler parfois les élèves DH qui se sont retrouvés ici accidentellement ! » De son côté, la directrice de l'EHESP, Isabelle Richard, relativise : « Dans leur grande majorité, les admis sont de très bons éléments qui savent où ils mettent les pieds. »

Dans le paysage universitaire mondial, l'EHESP, créée en 1945 (en même temps que la Sécurité sociale), demeure une spécificité française. L'école n'a pas de pendant dans les autres pays pour former ces hauts fonctionnaires étiquetés « santé ». La mission que s'est fixée la filière au sein de l'école est la suivante : « Non pas fabriquer des DH parfaits pour aujourd'hui, mais des hommes et des femmes capables d'affronter les défis de demain », explique sa directrice. Avant de préciser : « Celui ou celle qui sera capable d'inventer les solutions de la santé du futur, tout en étant apte à encadrer une équipe pluridisciplinaire, dont beaucoup de cadres de haut niveau. »

30

ans C'est l'âge moyen des élèves directeurs et directrices d'hôpital, avec une différence significative entre celles et ceux issus du concours interne (37 ans) et les « externes » (26 ans).

Cette année, les épreuves écrites du concours pour entrer dans la promotion 2024-2025 ont lieu du 20 au 23 juin. Suivront les épreuves d'admissions orales fin septembre-début octobre. « On les teste sur tout ce qu'on apprend d'un décideur », résume Isabelle Richard, faisant référence notamment aux capacités d'analyse, de synthèse et d'argumentaire. Les candidats attendront sept mois avant de connaître les résultats. Ce délai pourrait être « optimisé », consent la directrice de l'établissement.

En 2022, 100 candidats ont été reçus en filière DH, sur les 505 inscrits aux épreuves. Le pendant de cette sélection au cordeau, un taux d'employabilité proche de 100 % année après année, en adéquation avec les postes à pourvoir dans les différents hôpitaux du territoire. En moyenne, un premier poste dure deux ou trois ans, selon l'EHESP, même s'il peut se maintenir toute une vie.

De vrais « couteaux suisses »

Mais les DH ne sont pas au bout de leurs peines. Le processus de recrutement dans un établissement de santé est tout aussi technique que politique. A la fin de leur cursus, les DH postulent auprès du Centre national de gestion, une espèce de DRH nationale de la santé. Si leur profil convient, le jeune DH passe un entretien avec la direction de l'hôpital.

Au cours de leur carrière, pour changer de poste, en plus de la rencontre avec le DG de l'hôpital, jusqu'à cinq entretiens peuvent être requis (selon le poste, l'hôpital, le niveau de responsabilité) : avec les représentants de la commission médicale de l'établissement (CME) représentant les soignants, l'Agence régionale de santé (ARS), le maire de la commune et éventuellement avec le doyen de l'université s'il s'agit d'un CHU. Les nominations finales viennent tout droit du ministère de la Santé.

L'avantage : leur passeport de haut fonctionnaire (qui plus est, de catégorie A +, le grade le plus élevé de la fonction publique française) leur permet d'être détachés dans une autre fonction publique (d'Etat ou territoriale). Selon le responsable de la filière, Yann Dubois, ces profils « couteaux suisses » sont très prisés par les autres corps. « Les DH sont des opérationnels, à la tête d'équipes très nombreuses, et endossent de grosses responsabilités, notamment pénales », explique-t-il.

Cols blancs et mauvaise presse ?

Et pourtant dans la société, aux yeux des citoyens, les DH ont plutôt mauvaise presse. Ces cols blancs, souvent associés à la « réduction des coûts », souffrent de l'image des hôpitaux en France, des heures d'attente aux urgences, de la colère des médecins et des internes . En réaction, Yann Dubois, responsable de la filière et en poste en tant que directeur d'un hôpital psychiatrique à Vannes, dans le sud de la Bretagne, il y a encore quatre mois explique : « Nous ne pouvons pas être résumés à des cost killers ! » Isabelle Richard, médecin de formation, déplore, elle, ce « catastrophisme ambiant » à l'égard de l'hôpital et insiste sur la « performance globale » du système français.

Nous ne pouvons pas être résumés à des cost killers !

Yann Dubois, responsable de la filière DH à l'EHESP

Lors de nos échanges, Clara De Bisschop raconte qu'en arrivant à l'AP-HP elle s'attendait « à ce que tout le monde tienne les murs ». Mais elle a constaté que des équipes soignantes peuvent parfois prendre de « longues pauses ». Réaction immédiate et sans appel de ses deux homologues réunis à Rennes pour notre visite guidée : « C'est très très marginal ! »

A l'hôpital, le mur de Berlin

Au sein de l'hôpital, il est parfois compliqué pour les directeurs de se faire entendre, en particulier sur des sujets loin de l'urgence du quotidien des médecins. Clara De Bisschop en témoigne : « Une de mes missions est de conduire le changement vers du zéro déchet dans les hôpitaux de Bichat et Beaujon, à Paris. Il est arrivé que, pendant mes réunions avec les médecins, ceux-ci lèvent les yeux au ciel quand je leur explique mon projet. C'est dommage… même si je comprends leurs priorités. »

Une difficulté d'autant plus grande quand les DH sont jeunes. Nadia Foubet rapporte quelques remarques de type« qu'est-ce qu'elle est jeune ! » ou un tantinet misogyne : « la jeunette ». Selon elle, cela reste néanmoins résiduel. « Il y a plus de confiance que de méfiance, j'ai l'impression qu'ils se disent : 'si elle en est là, c'est qu'elle a fait ses preuves'. Et puis, à l'hôpital, les chefs, notamment les médecins, sont souvent jeunes, ça aide. » Reste qu'en bonne (presque) trentenaire de son époque, elle doit gérer son « syndrome de l'imposteur ».

De l'autre côté du mur de Berlin

Au quotidien, une des difficultés du métier est le schisme entre soignants et administratifs. Il a fallu une pandémie à Philippe Abi Khalil, infirmier de formation, aujourd'hui élève DH, pour le comprendre. « En devenant cadre, j'ai compris que, soignants et non-soignants, tout le monde avance dans la même direction. Je suis passé de l'autre côté du mur de Berlin ! » [Rires.]

Une question de langage et non de points de vue, d'après lui. Son homologue Nadia Foubet, déjà en charge, assure : «On part du principe que si on prend des décisions sans eux, elles n'ont pas de sens. Si on ne répond pas à leurs besoins métier, ça ne sert à rien ! »

Mais tous en conviennent : on ne fait pas ce métier pour être aimé. En tenir compte permet d'endosser pleinement le rôle de directeur, selon Clara De Bisschop, qui sera titularisée à la fin de l'année. « Je n'hésite pas à faire des tours 'gratuits' dans les couloirs pour prendre la température. Savoir si tout va bien. A la fin, je reviens avec une liste de courses longue comme le bras… C'est le jeu ! »

Marion Simon-Rainaud

Publicité