Métiers manuels : des reconversions à portée de main ?

Tantôt objet de fantasmes, tantôt crainte d'une voie de garage, et alors qu'elle est en constante augmentation depuis plusieurs décennies, la reconversion dans les métiers manuels souffre de définitions floues. Si ce sont avant tout les classes populaires et notamment les employés ouvriers non qualifiés qui s'en emparent, la pandémie de Covid-19 a attiré l'attention sur le parcours de néo-ruraux aux choix professionnels radicaux. Afin d'étudier ce mouvement au long court et non ses derniers soubresauts, nous analyserons les contraintes personnelles - reposant sur les différentes accumulations, ou non, des capitaux économiques, sociaux et culturels - afin de dessiner des trajectoires plus individualisées. Pour cela, nous nous interrogeons sur les conditions qui permettent d'opérer des bifurcations professionnelles et sur le rôle, plus ou moins important, que jouent l'éducation et la formation continue dans ces parcours. Stéphane Lembré et Sophie Denave sont là pour nous en parler et décortiquer les images d'Epinal liées à ces métiers qui engagent le corps et l'esprit !

Dépasser la dichotomie manuel VS intellectuel

Sophie Denave incite à penser les métiers manuels en terme de compétences, et non plus seulement en les opposant aux métiers dits "intellectuels" : " Aujourd'hui, on ne va pas dans le bon sens en multipliant les semaines de stage en lycée professionnel car c'est du temps en moins pour l'enseignement des mathématiques, du français, de l'histoire et de la géographie. À partir du moment où on laisse de côté les matières dites "nobles" qui sont très valorisées dans l'enseignement général, on détricote la filière professionnelle et on ne parviendra pas à revaloriser ces filières et à les rendre attractive pour les enfants de classes intermédiaires ou de cadres." Une véritable gageure lorsque l'on sait que 70 % des inscrits en filière professionnelle sont issus des classes populaires et seulement 8 % des élèves de bac pro sont enfants de cadres supérieurs.

Un retour au travail manuel associé au percement des crises économiques

Stéphane Lembré replace le sujet dans le temps long de l'histoire et souligne que chaque épisode historique tient son propre discours sur le travail manuel, avec des contextes sociaux et des finalités très différentes : " L e régime de Vichy plaide pour la restauration du travail manuel et s'inscrit dans une certaine filiation avec la fin du XIXᵉ siècle qui voit le travail manuel comme l'unique source de la richesse des nations. En reprenant cette idée, le régime de Vichy promeut le retour à la terre qui, elle, ne ment pas, selon la célèbre formule de l'artisanat. Et de fait, de 1941 à 1944, on retrouve des instructions ministérielles qui vantent régulièrement les mérites du travail manuel. Mais c'est plus de l'ordre du discours, ça ne se traduit pas tellement en actes, car le régime de Vichy a très peu de prise sur le réel : réintroduire le travail manuel dans les écoles primaires supposerait du matériel et des programmes qui soient appliqués partout. Or, on sait que dans la situation de pénurie qui était celle de la guerre, c'est extrêmement difficile à mettre en place."

Sophie Denave abonde dans ce sens, indiquant : "Dans les périodes fastes, on a plutôt tendance à être mobile au sein du salariat. Mais dans les périodes où le chômage est plus important, on a davantage tendance à se tourner vers les métiers manuels et artisanaux, vers l'indépendance. Cela correspond aussi sans doute à des injonctions gouvernementales qui disent que quand il n'y a pas travail, il faut le créer."

Pour une nouvelle valorisation du travail manuel

Sophie Denave dresse un état des lieux sur la mobilité réelle des cadres, dévoilant qu'il ne s'agit que d'une minorité : "Le plus souvent quand les cadres changent de métier, ils ne vont absolument pas vers des métiers artisanaux. En fait, ils vont plutôt changer d'entreprise ou de statut - devenir responsable marketing ou RH, ou encore se mettre consultants à leur propre compte. Ce n'est pas du tout le cadre qui devient plombier, mécanicien, boucher." La mobilité des cadres est, in fine, un épiphénomène médiatique qui offre un goût "d'exotisme" et favorise davantage les aventures des cadres que les métiers manuels.

Si la valorisation des travaux manuels n'est pas seulement symbolique, car, comme nous l'explique Stéphane Lembré, "la loi de 2018 a largement transformé les conditions institutionnelles qui ont simplifié l'accès à l'apprentissage", toute la difficulté réside dans le contrôle de la qualité de cet apprentissage. En parallèle d'une aide à la formation, Sophie Denave s'interroge sur d'autres pistes : "Est-ce que certaines émissions populaires, telle que "Top Chef" ne participerait pas à la revalorisation des métiers de bouche - bien que ces métiers soient déjà très valorisés par rapport à d'autres ? En revanche, je ne suis pas convaincue que la valorisation passe par les histoires des quelques cadres qui se sont convertis. On le voit dans la façon dont cela est perçue par la bourgeoisie économique - comme du gâchis - ou par les classes populaires - comme de l'incompréhension."

Pour aller plus loin :

- Le Retour de l'apprentissage au XXᵉ siècle, de Stéphane Lembré a paru aux Presses des Mines, 2023
- Histoire de l'enseignement technique de Stéphane Lembré a paru aux éditions de La Découverte, 2016
- Reconstruire sa vie professionnelle - Sociologie des bifurcations biographiques de Sophie Denave a paru aux Presses Universitaires de France (P.U.F.), 2015
- Éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail de Matthew B. Crawford a paru aux éditions de La Découverte, 2010

Références sonores :

- Lecture d'un extrait d'une lettre de la philosophe Simone Weil à l'une de ses élèves
- Lecture d'un extrait de l’Éloge du carburateur du philosophe Matthew Crawford, La Découverte, 2010
- Interview de Lionel Stoléru, secrétaire d'État chargé des Travailleurs manuels et immigrés, JT Toulouse, 20 janvier 1981
- Extrait du reportage " Le métier de soudeur", DesEnergiesDesMétiers, 5 avril 2018 
- Extrait du reportage " Le boom des néoruraux", France 3 Centre-Val de Loire, 16 avril 2019
- Extrait du film " Compagnons" réalisé par François Favrat, 2021

Références musicales :

- Wonder de Factory Floor, Album : "A Soundtrack for a Film" ℗ 2018 H/O/D Records
- Beneath de Factory Floor, Album : "A Soundtrack for a Film" ℗ 2018 H/O/D Records
- Les mains d'or de Bernard Lavilliers, Album : "Arrêt sur Image" ℗ 2001 Barclay
- Hypra-sensorial de Yuksek (feat Paula et Voyou), Album : "Dance‘O‘Drome" ℗ 2023