À la mairie de Montpezat, Sylvie Gibel croule sous les dossiers.

À la mairie de Montpezat, Sylvie Gibel croule sous les dossiers.

L'Express

Dans le vaste bureau de Sylvie Gibel, le temps semble s’être accéléré. À une vitesse impressionnante, la secrétaire de mairie de la commune de Montpezat, dans le Gers, passe de la lecture simultanée de ses mails et de ses courriers au remplissage d’une volée de données sur les différents logiciels installés sur son ordinateur. Tout en s’attaquant aux innombrables demandes d’État civil déposées durant la semaine, elle classe en petits tas distincts et par ordre de priorité les documents à faire signer au maire. À peine le temps de jeter un oeil sur la place principale du village, déserte et calme, pour guetter l’arrivée de l’élu : il faut régler un complexe dossier d’urbanisme avec la Direction départementale des territoires (DDT) du Gers, retrouver un acte de mariage dans un registre de 1920, contacter un artisan pour relier le vieux livret de famille d’un administré. Sans oublier de prendre rendez-vous avec un fournisseur pour la photocopieuse. "Je suis inondée d’informations, de circulaires, de mails. Il n’y a pas de place pour la fatigue !", s’exclame la dynamique quinquagénaire en courant aux quatre coins de la pièce.

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Mais lorsqu’une habitante pousse doucement la porte du bureau, ce ballet millimétré s’arrête soudainement. Arlette, initialement venue pour se renseigner sur le bornage de sa propriété, fait durer sa visite inopinée. Elle partage ses inquiétudes, évoque pêle-mêle l’inflation, le cancer de son époux et ses difficultés à s’inscrire en ligne sur les listes électorales… Sylvie lui glisse quelques mots bienveillants, règle sa situation administrative en trois clics. Un quart d’heure plus tard, l’administrée quitte la pièce, un large sourire aux lèvres. Et la secrétaire de mairie reprend sa course folle. "M’occuper d’eux, c’est ce que je préfère. Je mets tout en pause pour les écouter, mais je n’ai malheureusement plus assez de temps à leur consacrer", souffle-t-elle. De "secrétaire", la profession de Sylvie ne semble en effet porter que le nom. À la fois juriste, psychologue, urbaniste, médiatrice, comptable et DRH, elle a vu son poste largement évoluer depuis une dizaine d’années.

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"Ce n’est pas un métier de planquée, je vous le dis ! S’il y a la moindre erreur, c’est pour ma pomme", raconte-t-elle, écrasée par le poids des normes, des règles et de la dématérialisation. En témoigne le bureau de la mairie de Montpezat, recouvert de Post-it colorés, rappelant çà et là une date butoir oubliée ou un dossier à remplir d’urgence. Les mêmes petits papiers sont collés un peu partout dans les mairies de Marestaing, Montégut-Savès et Pujaudran, communes dans lesquelles Sylvie exerce quelques jours par semaine. "On finit par s’en sortir, même si toutes les semaines, on a l’impression de se noyer. Et que personne ne s’en rend vraiment compte", commente-t-elle. Maire de Montpezat depuis 2008, Guy Larée l’admet pourtant volontiers : ce sont bien les secrétaires de mairie qui gèrent "90 %" de ce qui se passe dans les communes. "Sylvie s’occupe du suivi de tous les projets, des subventions, des logiciels et des finances. Honnêtement, je n’aurais pas les compétences pour faire ce qu’elle fait". Alors que près de 2000 postes de secrétaires de mairie sont à pourvoir, et qu’un quart des agents ont plus de 58 ans, l’élu est inquiet. Qui viendra remplacer son précieux bras droit une fois la retraite venue ?

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"Rentrer dans l’arène"

Il faut dire que la fonction, peu connue et bordée de clichés, ne fait plus vraiment rêver. Pas moins de 62 % des secrétaires de mairie exercent actuellement à temps partiel, et 24 % partagent leur temps de travail entre trois communes ou plus pour atteindre un salaire complet. Comptant une écrasante majorité de femmes (94 %), la plupart de ces fonctionnaires (60,4 %) sont par ailleurs recrutés au titre d’adjoint administratif de catégorie C - soit un salaire à peine plus élevé que le Smic et des évolutions de carrière quasi-impossibles. "Pour passer en catégorie B et gagner quelques dizaines d’euros supplémentaires, il faut passer le concours de rédacteur territorial. Je l’ai obtenu après des mois de travail, mais sur 1999 candidats, il n’y a eu que 102 admis… Je comprends que certains abandonnent", témoigne Sylvie, dépitée. Après 27 ans discrètement passés derrière le bureau de ses mairies, la secrétaire a donc décidé de "rentrer dans l’arène".

Fin 2021, elle crée, sans grandes attentes, un groupe Facebook censé rassembler les revendications de ses consœurs. Le succès de la page est phénoménal : moins de deux ans après sa création, il rassemble près de 2300 membres. Partout en France, des secrétaires de mairie y racontent leurs journées à rallonge, l’élargissement de leurs compétences, le manque de formation, le faible salaire et, surtout, la souffrance professionnelle due au manque de reconnaissance du métier. "Il y a des maires avec qui ça se passe bien, et d’autres qui prennent notre travail pour acquis. Ils exigent, on exécute. Ça peut être très difficile", résume Sylvie. Dans l’intervalle, la machine médiatique s’est emballée. La "petite Gersoise", comme elle aime se surnommer, a créé son association locale, rencontré le préfet du Gers, le député du département, Jean-René Cazeneuve, les présidents locaux de l’AMF et de l’Association des maires ruraux, et a même été approchée par des représentants locaux de la CGT, poliment éconduits.

En octobre dernier, le combat de Sylvie prend une autre tournure, lorsque le ministère de la Transformation et de la Fonction publique l’invite à rencontrer Stanislas Guérini en personne, à Paris. "J’étais en plein Covid quand j’ai reçu leur mail. J’ai cru que la fièvre me jouait des tours", se souvient-elle en riant. Consciencieusement, elle prépare le formulaire de questions envoyé par l’équipe du ministre. Il restera dans son sac à main tout au long de la rencontre, quelques semaines plus tard. "J’avais besoin de parler directement avec lui, sans chichis. J’ai le sentiment d’avoir été entendue, mais j’attends maintenant des actes concrets". Selon Jean-René Cazeneuve, qui salue un "combat inédit et primordial", la détermination de Sylvie Gibel paye. "Il y a actuellement une réelle prise de conscience politique sur l’importance d’homogénéiser les statuts des secrétaires de mairie, et de revaloriser leurs salaires. Plusieurs propositions de loi sont en cours d’adoption sur le sujet".

Parmi elles, le texte porté par la sénatrice communiste Céline Brulin, adopté au Sénat en première lecture début avril 2023, qui propose d’améliorer la formation des secrétaires de mairie, de faciliter leur évolution de carrière ou d’ouvrir aux communes de 1000 à 2000 habitants la possibilité de recruter des contractuels. François Patriat, sénateur de la Côte d’Or, s’est également emparé du sujet : le 14 juin prochain, sa proposition de loi, dont l’adoption permettrait notamment de requalifier les agents de catégorie C en catégorie B, sera examinée par le Sénat. "Nous avons travaillé avec Stanislas Guérini sur le sujet. L’avis du gouvernement est favorable, tout comme celui de la majorité des groupes. Cette proposition a de grandes chances d’aboutir", assure-t-il à L’Express. Une victoire potentielle pour Sylvie Gibel, qui ne lâche rien de son combat au niveau local. Le 23 juin prochain, elle rencontrera une seconde fois le préfet du Gers, afin de lui présenter à nouveau ses revendications. "Et entre-temps, j’ai de quoi faire", glisse-t-elle en allumant l’ordinateur de la mairie de Marestaing. Le temps presse : ses fameux Post-it couvrent encore une bonne partie du bureau, et la maire, Claudine Danezan, vient d’arriver. Une trentaine de mails sont en attente.

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