Un rapport du Haut conseil de la famille fait état d'"une augmentation considérable de la consommation de médicaments psychotropes chez l'enfant" depuis une dizaine d'années

Un rapport du Haut conseil de la famille fait état d'"une augmentation considérable de la consommation de médicaments psychotropes chez l'enfant" depuis une dizaine d'années. (illustration)

afp.com/PHILIPPE HUGUEN

Pour Lucas*, tout a commencé par de simples échanges de messages sur les réseaux sociaux, pendant son année de seconde. Tandis que les copains de sa classe testent leurs limites en découvrant l’alcool fort ou les effets d’un joint, le lycéen ne prend pas goût à ces substances. Sur Instagram, un ami lui parle alors de la codéine, un médicament opioïde le plus souvent utilisé pour soulager la toux ou certaines douleurs. Le produit est à la mode : des rappeurs américains en font largement la promotion dans les paroles de leurs chansons, tandis que la consommation de "purple drank", un cocktail maison à base de médicaments codéinés et de soda, se répand un peu partout en France.

Publicité

A 15 ans, Lucas achète sa première bouteille de sirop après les cours. Les effets sont immédiats. "Ça m’a vidé la tête, j’étais apaisé, c’est ce que je recherchais depuis longtemps. Mais en trois mois, je suis devenu dépendant", dit-il. Huit ans plus tard, le jeune homme vient d’être pris en charge par le centre ressource lyonnais des addictions médicamenteuses (Cerlam), spécialisé dans le traitement des addictions aux médicaments.

"Tout s’est enchaîné", résume Lucas. Pendant deux ans, il fait d’abord le tour des pharmacies de sa ville pour se procurer des produits à base de codéine, à l’époque disponibles en vente libre. "Certaines refusaient, d’autres me voyaient passer quatre fois par semaine et continuaient à m’en vendre." En juillet 2017, quand le ministère de la Santé décide d’en limiter la vente aux uniques usagers en possession d’une ordonnance, l’adolescent stoppe sa consommation, commence à fumer du cannabis, rechute. Il finit par se procurer des doses sur Internet, ou directement via des dealers qu’il contacte sur Telegram. En parallèle, il découvre "les benzos" - pour benzodiazépines, ces anxiolytiques prescrits sur ordonnance pour calmer le stress, l’anxiété ou l’insomnie. Puis vient le Covid, ses confinements, ses angoisses. "C’est le moment où j’ai le plus consommé. Je suis vraiment devenu dépendant : j’étais à trois bouteilles de sirop codéiné par semaine, trois boîtes de Phénergan pour en accentuer les effets, et une dizaine d’alprazolam [NDLR : l’anxiolytique le plus prescrit en France, plus connu sous son nom commercial, le Xanax]."

LIRE AUSSI : "C'est un tsunami": en psychiatrie, l'explosion de nouveaux cas inquiète les médecins

Pour "500 à 700 euros par mois", Lucas devient un fantôme. Il se couche à 6 heures du matin, se réveille à 18 heures, ne se souvient que par bribes de cette période. "J’avais pourtant toujours la sensation de ne pas être addict, de prendre des quantités plutôt faibles. Mais à l’heure actuelle, j’ai vraiment envie de me séparer de ça."

Il n’est pas le seul. Coordinateur en chef du Cerlam, le Pr Benjamin Rolland observe "une augmentation globale" des demandes de soins chez les plus jeunes, "pour des dépendances à tous types de produits", y compris les médicaments. Bien que minoritaires, les moins de 25 ans accueillis pour une addiction aux anxiolytiques ou opioïdes représentent entre 5 et 10 % des patients pris en charge par le centre, qui a ouvert ses portes il y a un peu plus d’un an. "Ce phénomène est renforcé par un état global de mal-être de la jeunesse depuis la pandémie, dont les conséquences dépassent largement la seule addiction à certaines substances", déplore-t-il.

"Depuis le Covid, ça ne fait qu’augmenter"

Malgré le retour à une vie normale depuis le covid, le Dr Jean-Michel Delile, président de la Fédération addiction, observe avec la même inquiétude le développement massif d’états anxieux durables chez les patients les plus jeunes. "Dans un tel contexte, la consommation d’anxiolytiques a tendance à augmenter, pour des durées de plus en plus longues et alors même que ce type de traitement ne devrait pas être prescrit pour plus de trois ou quatre semaines", explique-t-il.

Un phénomène observé par le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), qui a rendu début mars un rapport sur le sujet. Pour la seule année 2021, l’organisme souligne que la consommation d’anxiolytiques chez les enfants et les adolescents a augmenté de 16 %, avec 86 756 délivrances supplémentaires "par rapport aux résultats attendus" pour la période. En parallèle, la diminution des ressources budgétaires en pédopsychiatrie ne permettrait plus d’accueillir les enfants et leurs familles dans "un délai raisonnable", ni "d’associer ces prises de médicaments à un suivi régulier spécialisé", regrettent les auteurs du document, qui rappellent que seuls 597 pédopsychiatres ont été recensés en France au 1er janvier 2020, avec un âge moyen de 65 ans.

LIRE AUSSI : Santé mentale des enfants : "Les chiffres sont alarmants"

"Ces médicaments peuvent s’avérer très utiles pour les patients, et il ne faut en aucun cas les interdire, ni penser qu’ils déclenchent une addiction à la moindre prise", nuance le Dr Delile. "Mais il faut avoir conscience que ces substances peuvent en effet, dans certains cas, entraîner un risque de dépendance avec des problématiques de perte de contrôle", explique le psychiatre, assurant recevoir de plus en plus de demandes de mineurs ou de leurs proches pour des consommations régulières de tranquillisants et de psychotropes. "Malheureusement, ce phénomène est en plein développement", souffle-t-il.

"Sur dix appels concernant des mineurs, je vais en recevoir cinq pour l’alcool, deux pour la cocaïne et trois pour les médicaments, en particulier pour des dépendances aux anxiolytiques ou à certains opioïdes. Depuis le Covid, ça ne fait qu’augmenter", abonde Jean-Charles Dupuy, chargé de répondre au numéro mis en place par l’association SOS Addictions. Certains d’entre eux sont devenus dépendants après des prescriptions pour des crises d’anxiété ou des insomnies, quand d’autres se sont procuré directement les produits dans l’armoire à pharmacie de leurs parents, voire chez leurs dealers. "Ils les utilisent alors dans l’unique but de se défoncer", précise Jean-Charles Dupuy.

"Je recevais les cachets dans ma boîte aux lettres"

"C’est bien le problème de ces substances : malgré une certaine prise de conscience des médecins ces dernières années et une tendance à la diminution des prescriptions, il y a tout un usage qui nous échappe. La consommation des mineurs hors ordonnances est extrêmement difficile à chiffrer", explique Nicolas Authier, psychiatre et directeur de l’Observatoire français des médicaments antalgiques (Ofma). D’autant que les plus jeunes n’ont parfois qu’à se servir dans les placards à pharmacie de leurs proches : selon les chiffres les plus récents de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), la France est, derrière l’Espagne, le deuxième pays le plus consommateur de benzodiazépines en Europe. En 2015, 13,4 % de la population française avait consommé au moins une fois ce type de substances, et leurs traitements avaient été entrepris par un médecin généraliste dans 82 % des cas.

Même constat pour les opioïdes dits "forts" (fentanyl, morphine ou encore oxycodone), dont les prescriptions se sont accrues "d’environ 150 %" entre 2006 et 2017 en France, selon la dernière étude de l’ANSM sur le sujet. Les conséquences sont directes : le nombre d’hospitalisations liées à la consommation d’antalgiques opioïdes obtenus sur prescription médicale a ainsi augmenté de 167 % entre 2000 et 2017, et le nombre de décès liés à cette même substance a bondi de 146 % entre 2000 et 2015, avec "au moins quatre décès par semaine".

Pour se procurer ses "benzos" ou sa codéine, Lucas n’est jamais passé par le cabinet d’un médecin généraliste. Le jeune homme se fournissait en alprazolam dans le stock de son grand-père, ou directement chez son dealer et sur Internet. "Les cachets coûtaient entre 4 et 5 euros. Pour la codéine, la bouteille de sirop est passée à une cinquantaine d’euros après la loi de 2017. Honnêtement, ce n’était pas si difficile de s’en procurer : je recevais ça dans ma boîte aux lettres !"

Trouver les médicaments, "c’était facile", se souvient également Juliette Boudre, dont le fils Joseph est décédé d’une surdose d’opiacés et de benzodiazépines en décembre 2016. Deux ans plus tôt, à l’âge de 16 ans, l’adolescent se fait prescrire du Xanax par le médecin de l’internat où il est scolarisé en Angleterre, après une crise d’angoisse liée à la consommation de cannabis. Rentré en France pour les vacances de Pâques, il ne tarde pas à dénicher de nouvelles doses de "benzos", en multipliant simplement les rendez-vous médicaux. "Joseph a mis en place toute une mécanique manipulatrice pour les obtenir : il n’arrivait pas à dormir, avait le pouls qui s’accélérait, l’impression de faire des crises cardiaques tous les quarts d’heure… Et les médecins distribuaient les ordonnances", raconte sa mère, qui se souvient particulièrement de l’analyse de l’un d’entre eux. "Mieux vaut dormir avec un médicament plutôt que de ne pas dormir du tout, madame", lui glisse le praticien. "Et s’endormir à jamais, qu’en pensez-vous ? C’est ce que j’ai envie de leur demander aujourd’hui", lâche-t-elle.

LIRE AUSSI : Pour combattre la dépression, l'espoir des drogues psychédéliques

Car deux ans après sa première prise de Xanax, et malgré plusieurs cures de désintoxication, Joseph rechute. "Sa consommation, c’était un cocktail de benzodiazépines et d’opiacés, du Lexomil, du Xanax, de la codéine, de la morphine, qu’il se procurait sans aucun problème", liste Juliette Boudre. Jusqu’à un soir de décembre où, en vacances dans le sud de la France, le jeune homme achète une dose de fentanyl auprès d’un dealer dans une fête foraine. Il mixe cet analgésique opioïde extrêmement puissant avec des benzodiazépines. Le cocktail lui est fatal. "Ce qui est terrible, c’est que Joseph n’est pas le seul à être tombé là-dedans, loin de là. Il faut prendre conscience que ces médicaments sont loin d’être anodins", insiste sa mère. Le 26 avril dernier, un téléfilm inspiré de l’histoire de Joseph a rassemblé plus de 3,5 millions de téléspectateurs sur France 2. "Depuis, j’ai reçu plus de 600 messages de parents ou de proches de mineurs coincés dans cette addiction. Chaque jour, ils me racontent leur désespoir. Le Covid n’a rien arrangé, il faut réagir", relate Juliette Boudre.

Le Pr Amine Benyamina, président de la Fédération française d’addictologie et chef du service de psychiatrie et addictologie de l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, prévient : "On a de plus en plus de jeunes qui utilisent ces médicaments de manière détournée, tout simplement parce qu’ils peuvent se les procurer le plus normalement du monde. Ajoutez à cela le fait qu’ils ont été très longtemps banalisés, et ne portent pas la même étiquette 'dangereuse et illégale' que la cocaïne ou l’héroïne… Et vous obtenez la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui." Si le phénomène français n’est en rien comparable à l’ampleur de la crise aux Etats-Unis, où 100 000 personnes sont décédées d’une overdose entre 2020 et 2021, dont deux tiers dus à la consommation d’opiacés, le Dr Benyamina insiste sur la nécessité de réaliser une étude approfondie sur le sujet : dans les prochaines semaines, une mission en ce sens devrait d’ailleurs lui être confiée par le ministre de la Santé François Braun.

*Le prénom a été modifié.

Publicité