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E-sport : devenir joueur pro, le parcours du combattant

DECRYPTAGE// On compte environ 2 millions de joueurs français qui participent à des compétitions de jeux vidéo, mais seuls 150 à 300 d'entre eux parviennent à en faire leur principale activité professionnelle. Vouloir y faire carrière est encore une gageure.

L'équipe tricolore de la Team Vitality a remporté, en mai dernier, le Major 2023 du célèbre jeu de tir Counter-Strike, l'un des tournois annuels d'e-sport les plus prestigieux au niveau mondial, organisé pour la première fois en France.
L'équipe tricolore de la Team Vitality a remporté, en mai dernier, le Major 2023 du célèbre jeu de tir Counter-Strike, l'un des tournois annuels d'e-sport les plus prestigieux au niveau mondial, organisé pour la première fois en France. (Michal Konkol/BLAST. tv)

Par Samuel Chalom

Publié le 12 juin 2023 à 07:01Mis à jour le 23 juin 2023 à 17:29

Un public de supporters chauffé à blanc venu du monde entier, entonnant à intervalles réguliers des chants pour motiver leur équipe favorite. En tout, 12.000 spectateurs dans la salle parisienne de l'Accor Arena pleine à craquer. Sans compter les centaines de milliers de fidèles qui suivent la retransmission de l'événement en ligne, via la plateforme de streaming Twitch. Parle-t-on ici d'une compétition sportive d'envergure internationale ? Presque. Il s'agit du Major 2023 du célèbre jeu de tir Counter-Strike, l'un des tournois annuels d'e-sport - jeu vidéo de compétition - les plus prestigieux au niveau mondial, organisé pour la première fois en France en mai dernier.

Surtout, le tournoi a été historique puisqu'il a été remporté par la Team Vitality , deuxième équipe basée en France à remporter un Major de Counter-Strike (le « France 98 » de l'e-sport tricolore, a même titré l'Agence France-Presse), équivalent d'un titre du Grand Chelem en tennis. Une victoire qui illustre la structuration et la professionnalisation d'un secteur, l'e-sport, qui connaît de plus en plus d'adeptes dans l'Hexagone. Pour autant, comment faire de ce qui est souvent d'abord une passion - le jeu vidéo - un métier ?

« Il n'y a pas de recette miracle », prévient d'emblée Désiré Koussawo, le président de France Esports, association qui a pour objectif de rassembler les acteurs de sport électronique en France. « Il n'existe en fait que deux ou trois formations sur tout le territoire qui prétendent préparer à devenir joueur pro, mais elles sont peu connues et reconnues, complète Nicolas Besombes, enseignant-chercheur, lui-même responsable pédagogique du diplôme interuniversitaire d'« Esports Manager » de l'université Paris Cité, qui forme, lui, des spécialistes de l'encadrement d'athlètes e-sportifs. La plupart des joueurs pro n'ont pas suivi une formation dédiée, ils se perfectionnent tout simplement en jouant. »

La victoire de la Team Vitality au Major 2023 du célèbre jeu de tir Counter-Strike illustre la structuration et la professionnalisation du secteur de l'e-sport, qui connaît de plus en plus d'adeptes dans l'Hexagone.

La victoire de la Team Vitality au Major 2023 du célèbre jeu de tir Counter-Strike illustre la structuration et la professionnalisation du secteur de l'e-sport, qui connaît de plus en plus d'adeptes dans l'Hexagone.Chloé Ramdani/Team Vitality

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L'e-sport étude n'existe pas

A la différence des disciplines sportives exercées à haut niveau, qui peuvent se concilier avec la scolarité dès le collège et le lycée grâce au dispositif du sport étude - officiellement baptisé « section sportive scolaire » -, rien n'est prévu pour les jeunes e-sportifs. « Il y a déjà eu des discussions sur le sujet avec le ministère de l'Education nationale, mais elles n'ont pas abouti. En revanche, dans l'enseignement supérieur, il est parfois possible de constituer des listes d'e-sportifs parmi les étudiants, pour leur donner accès à des dispenses d'assiduité lorsqu'ils ont des compétitions », précise Nicolas Besombes.

Clément Desplanches - nom de code « Clem » dans le milieu -, 21 ans, aujourd'hui l'une des stars françaises de la profession sur le jeu de stratégie Starcraft, se souvient d'en avoir bavé au lycée. « Dès la seconde, il m'est arrivé de devoir louper cinq à six jours de cours pour participer à une compétition en Europe, voire sur un autre continent, ce qui était compliqué avec la poursuite normale de ma scolarité, se remémore-t-il. C'est pourquoi, à partir de la classe de première, j'ai décidé de prendre mes cours entièrement à distance via le CNED [Centre national d'enseignement à distance], même chose l'année suivante pour préparer le bac. Ce n'était pas évident, mais je ne le regrette pas : sans ça, je n'en serais pas là aujourd'hui. »

Abdoulaye Sarr, 32 ans, connu sous le nom de « Le Prof », ancien numéro un mondial sur Fifa - jeu vidéo de football - et désormais salarié chez l'éditeur du jeu, Electronic Arts, a lui aussi multiplié les compétitions dès le lycée… mais sans suivre ses cours à distance. « Mes professeurs n'étaient pas toujours très compréhensifs, ne prenant pas vraiment au sérieux mon engagement pour le jeu vidéo, le considérant plutôt comme un hobby, tient-il à souligner. Je me souviens même d'une fois où j'ai dû rater une finale de Fifa parce que ma prof n'avait rien voulu entendre, alors que je l'avais prévenue le plus tôt possible. »

Le bac en poche, le jeune homme ne devient pas joueur à temps plein, mais poursuit ses études jusqu'en master, se spécialisant dans le marketing numérique. « Tout simplement parce que la pratique du jeu vidéo, même au plus haut niveau, ne m'a jamais permis de remplir mon frigo. » Et c'est bien là le problème pour une majorité de mordus de jeux vidéo. Sur les 2 millions de joueurs français qui participent à des compétitions, entre 150 et 300 selon les experts réussissent à en vivre, avec une rémunération mensuelle variant du smic à 15.000 euros environ, selon les estimations du président de l'association France Esports, Désiré Koussawo.

Même pour les plus chanceux recrutés par une équipe professionnelle - comme Clem, la star de Starcraft, qui a rejoint les Néerlandais de la Team Liquid, une des équipes les plus prestigieuses au monde -, ce n'est pas à du salariat classique qu'il faut s'attendre dans la plupart des cas, mais à un statut d'autoentrepreneur, voire d'entrepreneur individuel pour ceux dont les revenus dépassent le plafond de l'autoentreprise (77.700 euros de chiffre d'affaires annuel).

Prenons l'exemple de Clem, chez Team Liquid, qui a accepté de nous livrer l'ensemble de ses revenus pour l'année 2022. « Mon équipe me verse environ 2.000 dollars par mois. Mais ce n'est pas tout, je peux aussi compter sur les gains remportés lors des tournois. La moyenne est de 10.000 dollars pour le vainqueur d'un tournoi, le plus gros rapportant 170.000 dollars. L'an dernier, ces gains m'ont rapporté 63.000 dollars. Tout ça étant évidemment imposable. »

Une autre source de revenu appréciée des joueurs pro, également utilisée par un grand nombre d'amateurs de jeux vidéo au sens large, est celle du stream, c'est-à-dire la diffusion en ligne et en direct d'une partie par un joueur. En contrepartie, les internautes qui souhaitent avoir accès à ces retransmissions s'abonnent à la chaîne du joueur qui les intéresse sur la plateforme de diffusion, en l'occurrence Twitch, qui est la plus populaire pour le jeu vidéo. « Cette plateforme représente pour moi un complément de revenu de 300 à 400 euros par mois », indique notre jeune joueur de 21 ans.

Penser à sa fin de carrière

Au-delà du stream, des compétitions et des entraînements, le quotidien d'un joueur professionnel est également de rester en veille sur ce que font ses concurrents - en visionnant donc les streams des potentiels futurs compétiteurs pour décrypter leurs habitudes de jeu -, mais également coutumier de la préparation physique, sur le modèle d'un athlète de haut niveau. « Ma journée type ? Je me lève à 10 heures, je commence à regarder des vidéos d'autres joueurs, je joue trois ou quatre heures, je regarde des streams de mes anciennes parties pour les analyser, et j'essaie de bloquer du temps pour faire du sport [au sens traditionnel, comme de la course à pied ou de la natation, par exemple], au moins une fois tous les deux ou trois jours », témoigne Clem.

Un quotidien qui n'a qu'un temps puisque, comme un sportif de haut niveau, la carrière d'un joueur pro s'arrête en général au tournant de la trentaine - « avec l'âge, les réflexes, le temps de réaction, les capacités d'analyse d'une action diminuent », précise Abdoulaye Sarr. D'où l'intérêt de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier et d'avoir au moins le baccalauréat pour réussir au mieux une reconversion future, avertissent en choeur l'ensemble des experts et joueurs interrogés. Ancien joueur pro, Victor Francal, dit « Ferra » (oui, on aime les noms de code dans le milieu), est désormais coach Rocket League - pour faire simple, une sorte de match de foot avec des voitures à la place des humains - au sein de la Team Vitality à seulement 26 ans.

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Mais les possibilités de reconversion ne se limitent pas à l'écosystème e-sport - comme les exemples de coach dans une équipe ou de salarié chez un éditeur pour Abdoulaye Sarr chez Electronic Arts cités plus haut. Les compétences développées tout au long d'une carrière de joueur sont nombreuses et utiles dans bon nombre de secteurs : résistance au stress, adaptation, travail en équipe ou encore facilité à prendre des décisions stratégiques. « Grâce à l'e-sport, je suis toujours d'un calme olympien, et cela m'aide dans mon travail », reconnaît Abdoulaye Sarr.

Dans les années à venir, l'e-sport pourrait encore gagner en notoriété, mais surtout sortir de l'image qui lui est parfois accolée d'une discipline réservée à une population de « geeks » et autres « no life ». C'est en tout cas le souhait de Matthieu Péché, dit « Oly », team manager chez Vitality.

En janvier dernier, il a été chargé par la ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, de coordonner la candidature de la France pour l'accueil de l'Olympic Esports Week - un événement annuel organisé par le Comité international olympique, dont la première édition doit se tenir du 22 au 25 juin à Singapour -, dans la foulée des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Mais pour Désiré Koussawo, président de l'association France Esports, le rêve serait surtout que l'e-sport intègre les disciplines officiellement en compétition, lors des JO de 2028, à Los Angeles.

Ces grandes marques qui misent sur l'e-sport

Une des premières marques à avoir cru dans le potentiel de l'e-sport est sans doute Red Bull. La marque de boissons énergisantes finance divers tournois et événements depuis le début des années 2010. Les partenariats de marques sont également nombreux avec les équipes professionnelles : on peut par exemple citer la chaîne de supermarchés Aldi, la banque Crédit Agricole avec la Team Vitality, ou encore le constructeur automobile Honda et l'éditeur de logiciels SAP avec la Team Liquid.

Samuel Chalom

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