Les IAE inquiets d’une "privatisation de l’enseignement supérieur"

Agnès Millet Publié le
Les IAE inquiets d’une "privatisation de l’enseignement supérieur"
Les IAE par la voix d'Eric Lamarque s'inquiète d'une devalorisation de la filière qu'il représente. // ©  IAE de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
A un an de la fin de son second mandat, Eric Lamarque, président du réseau IAE France, s'inquiète de ce qu'il perçoit comme une privatisation de l'enseignement supérieur. Selon lui, celle-ci est déjà généralisée dans sa discipline, la gestion. Il alerte sur les menaces qui pèsent sur la trentaine d'IAE, les écoles universitaires de management.

"À la rentrée 2023, il y aura, pour la première fois, davantage d'élèves de gestion inscrits dans le supérieur privé que dans le public", voilà le constat que fait Éric Lamarque, lors d'une conférence de presse, le 26 mai 2023.

En 2022, la Fnege (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises) publiait son Observatoire des formations en sciences de gestion et management, sur les inscrits 2019-2020 : 199.225 étudiants étaient en école de management (écoles reconnues par l’État ayant un diplôme visé, écoles reconnues par l’État sans diplôme visé et écoles non reconnues sans diplôme visé) et 223.025 étudiaient dans une filière publique (universités dont les IUT et les IAE.).

Cette idée ne réjouit pas le président du réseau IAE France depuis mai 2018. Sa mission : alerter sur la situation de la trentaine d'écoles universitaires de management.

Réduire les effectifs étudiants face au manque de moyens humains

Éric Lamarque dénonce un manque de moyens humains qui s'amplifie. "Nos IAE sont en tension par rapport aux effectifs étudiants mais aussi aux injonctions de [production de travaux de] recherche. Tous les IAE sont en tension sur l'activité. Ce n'est pas nouveau".

Selon lui, la situation est telle que "certains IAE ont commencé à réduire l'effectif étudiant : comme à Bordeaux, qui est passé de 1.400 élèves à mon départ [en 2013] à 1.200 aujourd'hui. Alors que la demande explose".

Le président du réseau IAE note le bond de "30 à 100%" des candidatures depuis l'ouverture de la plateforme monmaster, cette année. Et déplore la "stratégie contrainte" des IAE de ne retenir que 5 à 10% des candidats.

Préserver les personnels des IAE

Pourquoi ne pas accepter plus d'élèves ? Pour éviter des crises aigües, comme en mars, à Nantes où la directrice générale et d'autres membres de la direction ont démissionné, tandis que les cours et les examens étaient suspendus.

"Il y a un risque d'épuisement des personnels, ailleurs. Des personnes de sept ou huit autres IAE m'ont contacté pour me signaler des risques dans leur établissement", précise Éric Lamarque. "Il faut que l'on se protège" et cela passe par une réduction des effectifs étudiants.

Dans les IAE, précise le président, on dénombre 1.200 professeurs pour 50.000 élèves. Un ratio plus avantageux que dans les filières "classiques" des universités "'mais beaucoup plus tendu qu'ailleurs. Ce sous-encadrement est historique et chronique".

Un manque d'autonomie sur les finances

S'ajoute un manque d'autonomie sur les finances. "Avec le changement des universités en établissements publics expérimentaux (EPE), cumulé à des déficits budgétaires (inflation, etc), les IAE sont redevenus des pompes à ressources propres pour les universités", déplore le président d'IAE France.

Les IAE sont redevenus des pompes à ressources propres pour les universités. (E. Lamarque)

Or, maitriser ses ressources, c'est "avoir le droit de créer des postes ou promouvoir un professeur pour le garder". Faute de quoi, les équipes se "démobilisent", note-t-il.

C'est aussi le manque de visibilité qu'il dénonce. "Les IAE ne savent plus ce qu'ils collectent. Cela remonte directement en haut et c'est redistribué". Selon lui, parmi la trentaine d'IAE, seuls la moitié ont une vision claire de leur budget.

Un travail lancé avec les universités

Fin mai, IAE France a échangé avec France Universités, avec une revendication : regagner de la "marge de manœuvre". Éric Lamarque se réjouit de "l'écoute attentive" des universités qui sont "prêtes et ont promis de travailler".

Les IAE ont des atouts à défendre, note-t-il. "En 20 ou 30 ans, on a réussi à être une alternative crédible [aux écoles privées], en termes de reconnaissance, de taux d'insertion, de salaires… "

Mais si rien ne change, les IAE seront "déclassés". "On nous dit qu'il ne faut pas de rupture d'égalité entre les UFR mais on veut pouvoir accompagner mieux" et donner aux étudiants des IAE "un petit plus par rapport aux facs classiques". Sans quoi, il sera impossible de proposer une offre au niveau de celle des écoles privées. "Alors, on sera la voiture balai, avec un recrutement par défaut des étudiants qui restent", prévoit-il.

Penser l'articulation entre l'enseignement supérieur public et privé

En qualité de membre de la CEFDG, Eric Lamarque note que les écoles privées sont "souvent pilotées par des gestionnaires très pros, avec une stratégie immobilière… Si, en plus, vous leur donnez le grade [de master], elles vont foncer et prendre la main. C’est normal !" Il déplore que les IAE ne soient pas consultés par les universités lorsqu'une école s'implique dans une politique de site.

"Nous ne sommes pas contre les écoles privées, poursuit-il. Il est possible de leur faire une place significative. Mais j'appelle à la vigilance pour avoir une relation équilibrée".

Et pour le directeur de l'IAE de Paris, l'enjeu dépasse le cadre de l'enseignement de la gestion. Il décèle les mêmes dynamiques dans les filières du droit et de la santé. "J'ai eu le sentiment que mes interlocuteurs de France Universités pensent que la privatisation de l'enseignement supérieur est inéluctable".

Vers une privatisation de l'enseignement supérieur ?

Le président d'IAE France porte un regard sévère sur une partie du supérieur privé. "Actuellement, il y une multiplication du privé moins-disant en termes d'exigences, avec des dérives : le financement de l'alternance par n'importe quel établissement, le coté formation light avec peu d'examens et beaucoup de travaux de groupe et de soft skills", confie-t-il à EducPros.

Ce que certains proposent, "c'est de l’enseignement professionnel, pas de l'enseignement supérieur". "Si on pousse cela à l'excès, on ne formera que des bons petits soldats qui appliquent des process. Ou bien veut-on des gens formés à une approche plus globale, nourrie de recherche ? La question que l'on pose est : c’est quoi l’enseignement supérieur des dix prochaines années? ", ajoute-t-il.

Ce que certains proposent, "c'est de l’enseignement professionnel, pas de l'enseignement supérieur"

"Mais pour la ministre, la privatisation du supérieur n'est pas le sujet. Ailleurs, cela peut être un sujet. Mais là, on laisse faire. Ce n'était pas la priorité 2022-2023", tranche-t-il, sceptique quant aux effets du rapport commandé par Sylvie Retailleau sur la régulation du supérieur privé.

"Vous ne réglerez pas tous les sujets en ne parlant que des officines. Nous parlons d'un sujet plus global : est-on à l'aise avec une marchandisation totale de l'enseignement de gestion ? Nous, non."

Un réseau IAE à deux vitesses ?

L'été 2023 constitue "un tournant" pour IAE France selon son président. Sans actions concrètes avec les universités, "il faudra conclure que nous ne sommes pas une priorité. Alors, nous devrons réduire nos objectifs", explique Éric Lamarque.

Avec un scenario en tête. "Il y aura sûrement une réorganisation du réseau dans quatre à cinq ans. D'un coté, des IAE attractifs car soutenu par leur université et des IAE moins en pointe, formant un réseau secondaire. Un réseau à deux niveaux. Pourquoi pas?", lâche-t-il, quelque peu fataliste.

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