Menu
Libération
Expérimentations

IA à l’école : «La majorité des élèves l’utilise, donc il faut les accompagner»

Intelligence artificielle : de la fascination à l'inquiétudedossier
Des enseignants intègrent ChatGPT ou Midjourney dans leurs cours, estimant qu’il vaut mieux apprendre aux plus jeunes à s’en servir correctement avec un recul critique que les bannir des salles de classe.
par Elsa Maudet
publié le 19 juin 2023 à 20h20

De ChatGPT à Midjourney, les intelligences artificielles sont devenues omniprésentes dans l’actualité… et dans nos vies. «Libération» a demandé à Cédric Villani d’être son rédacteur en chef d’un jour pour un numéro spécial entièrement consacré aux IA. Retrouvez tous les articles de cette édition ici, et le journal en kiosques, mardi 20 juin.

Lorsque Gaëlle Hallez a annoncé à ses élèves qu’ils allaient travailler avec ChatGPT, leur réaction a été sans appel – et sans surprise : super, il va nous donner toutes les réponses ! A l’épreuve des faits, ils ont fini par revoir leur jugement. «Au bout de la troisième séance, ils m’ont dit : “Finalement, il ne sait peut-être pas tout, parfois il se trompe”», relate cette professeure d’espagnol au collège de Vouneuil-sous-Biard, commune limitrophe de Poitiers (Vienne). De fait, l’intelligence artificielle (IA) générative n’était pas tout à fait au point sur la «découverte» de l’Amérique par Christophe Colomb… Pour l’heure, l’enseignante s’en sert principalement pour des séances de révisions, avec ses troisièmes. «Comme ça, ils ont déjà les concepts et ça leur permet de mesurer l’écart entre ce que ChatGPT donne comme réponse et ce que eux savent. Ils sont capables de dire “j’ai corrigé la machine”, ça booste l’estime de soi», juge Gaëlle Hallez. Dans son établissement, elle est pour l’instant seule à s’aventurer sur ce terrain que nombre d’enseignants jugent glissant. «Je m’y suis mise au moment où on en a beaucoup entendu parler [quand ChatGPT est sorti, à l’automne dernier, ndlr]. Je me suis dit que ça allait envahir nos salles de classe et forcément influencer le travail de nos élèves, donc qu’il fallait aller voir et s’habituer à l’outil, pour pouvoir en parler et les accompagner, resitue-t-elle. Nos collègues ont peur d’être remplacés par la machine. La peur est légitime, mais elle n’évite pas le danger.»

«Leur apprendre à poser les bonnes questions»

Dans son lycée de Tours (Indre-et-Loire), Cécile Cathelin avance elle aussi en solo pour l’instant. «Des collègues m’ont dit “tu fais n’importe quoi”», raconte cette professeure de lettres. Son parti pris : proposer expressément à ses élèves de faire certains devoirs avec ChatGPT, puis corriger et améliorer le texte généré par l’IA. «La majorité d’entre eux l’utilise, donc il faut les accompagner, leur apprendre à poser les bonnes questions, parce qu’à question intelligente, réponse intelligente. Et pour poser la question intelligente, il faut connaître le cours», défend-elle.

Sans que l’on soit encore en mesure d’estimer leur nombre, les professeurs qui intègrent une IA à leurs cours restent marginaux et en sont encore souvent au stade de l’expérimentation. «ChatGPT touche quelque chose d’essentiel dans notre humanité, qui est le langage. Ça renforce la pression mise sur les enseignants à justifier pourquoi on doit apprendre. C’était déjà le cas avec les calculatrices et Wikipédia, mais la question se pose de manière de plus en plus pressante», analyse Bastien Masse, chef de projet de la chaire Unesco Relia (Ressources éducatives libres et intelligence artificielle) au sein de Nantes Université, qui a publié, début juin, un manuel visant à accompagner les enseignants dans leur utilisation de l’IA. «Il y a une panique morale, comme pour toute nouvelle technologie, mais on a un devoir de comprendre parce que ça va vraiment modifier notre rapport à la connaissance», revendique Marie-Caroline Missir, directrice générale du Réseau Canopé. Cet organisme de formation des enseignants, opérateur public du ministère de l’Education nationale, a lancé des formations à l’IA dès janvier, dans la foulée de la sortie de ChatGPT, estimant qu’il ne fallait pas laisser les professeurs sans réponse. «L’intelligence artificielle s’invite déjà dans l’acte éducatif et va s’inviter dans les métiers. Si on l’exclut du champ éducatif, je pense qu’on rate une étape», poursuit Marie-Caroline Missir.

Interrogé par Libération, le ministère de l’Education nationale indique qu’il «suit bien sûr la question de près, aussi bien en termes éthiques que pédagogiques», engageant «une réflexion de fond sur les effets de l’intelligence artificielle sur les conditions d’apprentissage et d’enseignement», et proposant «de multiples dispositifs d’accompagnement des professeurs». La «stratégie numérique pour l’éducation 2023-2027», annoncée en janvier, doit permettre de «renforcer les compétences numériques» des élèves et donc d’aborder notamment avec eux l’IA. Reste que, sur le terrain, le soutien de l’institution est encore timide. Voire très frileux : un rectorat nous a refusé un reportage auprès d’une enseignante utilisant une IA, au motif qu’il s’agissait d’une initiative personnelle – comme c’est pourtant très souvent le cas chez les profs, qui disposent d’une liberté pédagogique – et qu’il n’y avait pas assez de recul sur la pertinence de cette pratique.

«On demande aux élèves d’écrire deux fois plus»

Pourtant, loue Yann Houry, directeur de l’innovation au lycée français de Hongkong, «l’IA ouvre plein de possibilités, il y en a vraiment pour tous les goûts et tous les besoins». Et ça démarre en primaire. Un enseignant de CE2 de son établissement a ainsi demandé à ses élèves de créer des cartes postales, de A à Z. Le texte, donc, mais aussi l’image, en indiquant correctement à l’IA Midjourney ce qu’ils souhaitaient. «Ce qui est génial, c’est que pour un même exercice, on demande aux élèves d’écrire deux fois plus, sourit l’ancien prof de français. Dans son prompt [instruction donnée à une IA, ndlr], l’élève va devoir faire intervenir des questions de style s’il veut une aquarelle et pas un truc produit au crayon. Avec MidJourney, il y a une belle opportunité de développer des connaissances artistiques. Et si l’élève veut un château, il faut qu’il arrive à nommer les douves et le pont-levis.» Un impératif de précision qui peut s’avérer très utile dans certaines matières. «Si on ne choisit pas le bon mot en langue étrangère, la réponse sera complètement à côté. Il faut aussi penser à la double ponctuation, au fait que le mot interrogatif soit accentué…» illustre Gaëlle Hallez, la prof d’espagnol.

Hermance, élève de seconde de Cécile Cathelin, a pu constater que ChatGPT lui permettait d’enrichir son travail en l’utilisant pour rédiger un discours sur les relations humaines, à la demande de son enseignante : «Ça m’a aidée à trouver un petit peu de vocabulaire qui manquait, comme des connecteurs logiques («en outre», «de ce fait») auxquels on ne pense pas toujours mais qui vont faire la différence», explique l’adolescente. Valentin, son camarade de classe, très branché par les IA depuis trois ans, voit ChatGPT comme un assistant personnel. «Dans des situations de difficulté ou de flemme, soyons honnête, il se peut que je l’utilise, un petit peu comme un cachet de vitamine C ou un verre de café», confesse-t-il. Pour un exposé en anglais, il a demandé un coup de main à l’IA, qui lui a pondu un résumé des types de réactions nucléaires et quelques exemples. «Je n’ai pas pris ses réponses telles quelles, il faut forcément remanier ce qu’il dit. L’exigence, c’est la clé de la maîtrise des intelligences artificielles», assure l’adolescent, qui est allé vérifier les dires de l’IA dans son cours et sur Internet. «Le prof n’est pas au courant que j’ai utilisé ChatGPT, mais si on a su éviter le plagiat et écrire dans nos propres mots avec notre propre raisonnement, je considère que c’est un travail personnel. ChatGPT est une source d’information», argumente Valentin.

S’ils cachent leur pratique aux enseignants qu’ils savent réfractaires, les élèves de Cécile Cathelin en parlent avec elle en toute transparence. Et n’en sont pas forcément de gros mordus. «Je ne veux pas trop prendre l’habitude de m’aider de ça, parce qu’après j’ai peur de me retrouver à un contrôle à ne pas savoir comment faire», glisse Hermance. Swann, élève de 3e de Gaëlle Hallez, partage ces précautions : «Ça peut être un outil super pratique mais dangereux en même temps parce que si ça prend trop de place dans la société, ce ne sera plus possible de nous débrouiller par nos propres moyens et si un jour on a un problème, on sera totalement coincés et perdus.»

«La posture de la classe inversée»

Pour tirer pleinement avantage des IA, les enseignants qui s’y mettent sont clairs : il faut adapter la pédagogie. «Si vous continuez d’exposer les connaissances en classe et vous demandez aux élèves de faire une rédaction à la maison, vous prenez le risque qu’ils expédient le travail avec une IA, assure Yann Houry. Alors que, si vous adoptez la posture de la classe inversée [les devoirs sont faits en classe, les apprentissages à la maison, ndlr], vous leur donnez des tâches que l’IA ne peut pas faire, comme acquérir des connaissances.» ChatGPT peut même s’avérer utile pour retenir lesdites connaissances, juge Mickaël Bertrand, prof d’histoire-géographie en lycée à Dijon (Côte-d’Or) : «Ça peut leur servir à réviser. Ils peuvent lui demander de réexpliquer une notion qu’ils n’ont pas comprise en classe ou pour laquelle leur prise de notes est incomplète, en lui demandant de produire un texte de dix lignes, une image ou un schéma.»

Guillaume Leboucher, fondateur de la fondation IA pour l’école, voit plus grand : «S’il y a bien une technologie qui va renverser la classe, c’est l’IA. Parce qu’on va passer à l’apprentissage personnalisable. En collectant de la donnée, par exemple en scannant les copies du bac, on saura dire, par matière, quels sont les points forts et les points faibles des élèves, donc on pourra les faire progresser avec les outils adaptés. Le rôle du professeur va énormément changer. Ça restera toujours l’enseignant, mais qui devra être accompagné de pas mal d’assistants virtuels pour prodiguer les savoirs.»

Inès Drège, elle, se montre plus critique. Récemment, cette prof de philo à Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire) a fait une expérience avec ses élèves de terminale, «fragiles socialement» : elle les a séparés en deux groupes, l’un chargé de réfléchir à un sujet de dissertation en passant par un brouillon, l’autre en passant par ChatGPT. Résultat : «Ils font manger les sujets à la machine, mais ils ne comprennent rien de la langue produite. Ça ne les intéresse pas parce que, formellement, ça ressemble à ce qu’attend le prof, donc c’est forcément valable», analyse-t-elle. Voyant qu’un petit groupe avait «à peine survolé» la réponse de ChatGPT à la question «Peut-on se faire justice soi-même ?», Inès Drège leur a demandé : «Imaginez que vous rentrez et votre femme est en train de coucher avec son amant. Vous n’auriez pas un fort désir de vengeance ?» L’image a fait tilt. «L’intelligence humaine leur parle infiniment plus», constate l’enseignante. Qui ne s’avoue toutefois pas vaincue et retentera sa chance l’an prochain avec l’IA, sous une autre forme.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique