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Décryptage

L'intelligence artificielle, destructrice d'emplois ? Pourquoi autant d'études se sont plantées !

ANALYSE // On prédisait du sang et des larmes, pourtant, le niveau d'emploi dans les économies développées n'a jamais été aussi bon. Pourquoi les études qui prévoyaient des millions de destructions d'emplois dans le sillage de l'intelligence artificielle se sont-elles trompées ? On tente de répondre.

Si la catastrophe annoncée n'a pas eu lieu, c'est qu'en réalité, peu d'entreprises ont adopté l'IA, mis à part quelques grandes.
Si la catastrophe annoncée n'a pas eu lieu, c'est qu'en réalité, peu d'entreprises ont adopté l'IA, mis à part quelques grandes. (Getty Images / Okapics)

Par Florent Vairet

Publié le 1 juin 2023 à 16:31

En 2015, je démarrais ma carrière de journaliste économique. Et c'était génial, la presse venait de trouver un os follement excitant à ronger : l'intelligence artificielle. On en parlait du matin au soir, alimentant le fantasme de cette chose surnaturelle prête à débarquer dans nos open spaces pour transformer la vie des salariés. A tel point qu'elle finirait par rafler tous leurs emplois. Au fond, je dois le dire, nous étions exaltés par tant de nouveauté. Traiter en direct d'une révolution technologique, c'est le rêve de nombreux journalistes.

L'exaltation était bien alimentée par des études plus sérieuses les unes que les autres. Au premier rang desquelles : celles de deux économistes d'Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, qui publièrent en 2013 une étude qui allait devenir LA référence, annonçant le chamboule-tout économique. Les deux chercheurs prédisaient qu'aux Etats-Unis, 47 % des emplois étaient fortement automatisables d'ici… une ou deux décennies. Logiquement, on devrait donc être en plein dedans.

D'autres études ont suivi. Toujours chez Oxford, l'étude intitulée « Impact de l'IA : pertes d'emplois généralisées » de 2017 concluait ainsi : jusqu'à 20 millions d'emplois dans le secteur manufacturier dans le monde pourraient être perdus d'ici à 2030.

Un an plus tôt, c'est le tout aussi sérieux Forum économique de Davos qui estimait que d'ici 2021, au sein des quinze premières économies mondiales, les pertes d'emplois liées à l'automatisation dans l'ingénierie ou l'informatique seraient supérieures de 5 millions aux créations de postes.

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Des études très théoriques

Toujours dans cette décennie 2010, le cabinet de conseil Roland Berger prédisait que 42 % des métiers avaient un risque élevé d'être automatisés d'ici vingt ans. De son côté, le BCG prévoyait que pour 2025, dans l'industrie, 25 % des tâches automatisables seront réalisées par des robots, contre 11 % aujourd'hui.

Et que s'est-il passé ? « Beaucoup de ces études étaient alarmistes », lâche d'emblée Stijn Broecke, économiste à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et spécialiste de l'avenir du travail. « Jusqu'à présent, on n'a pas beaucoup vu l'effet de l'IA sur l'emploi. »

L'OCDE a justement récemment étudié les transformations survenues lors de ces dix dernières années. Résultat : très peu de professions ont disparu, et rares sont celles aussi qui ont vu leur nombre de salariés diminuer. « On observe, en revanche, que les professions qui avaient le risque le plus élevé d'être automatisées sont aussi celles qui ont cru le moins vite. » En d'autres termes, pas de robots tueurs d'emplois, mais dans certains cas, des empêcheurs de croissance.

Si la catastrophe annoncée n'a pas eu lieu, c'est qu'en réalité, peu d'entreprises ont adopté l'IA, mis à part quelques grandes. « Et quand elles le font, elles ne se débarrassent pas de leurs salariés, ou indirectement et progressivement via des départs volontaires ou en retraite. Face à la pénurie actuelle de compétences, elles savent qu'elles auront besoin de ces mêmes salariés », analyse Stijn Broecke. Néanmoins, des secteurs ont été des « early adopters », comme la finance où l'expert relève plusieurs exemples d'adoption de l'IA avec des conséquences sur l'emploi.

Une transformation plus lente que prévue

Alors pourquoi toutes ces études catastrophistes, largement relayées dans la presse, ont été à ce point à côté de la plaque ? Car ce sont des estimations théoriques, répond l'économiste. « Ce n'est pas parce qu'il est techniquement possible de déployer l'IA que cela se passe. Il faut que cela soit cohérent pour l'entreprise et compatible avec la réglementation en vigueur. » Il cite l'exemple de la voiture autonome dont l'utilisation reste très encadrée, empêchant son déploiement à grande échelle.

Interrogé, le cabinet BCG confirme ses ordres de grandeur et la trajectoire de transformation qu'il avait prédit, mais émet « quelques doutes quant à la vitesse d'exécution de cette transformation ». Fallait-il aller aussi loin dans les prévisions ? « Si on dit que 50 % de l'emploi va disparaitre, ça intéresse tout de suite les journalistes », pique Stijn Broecke.

Autre prophétie remise en cause : on a dit que les cadres et professions intellectuelles étaient les prochains sur la liste. Là non plus, la prophétie ne s'est pas vérifiée… en tout cas pour l'instant. « Plus un emploi est qualifié, plus le travailleur a de compétences qui ne sont pas encore automatisables et donc plus il est protégé », développe l'expert de l'OCDE. Il note d'ailleurs ces dernières années une forte croissance de l'emploi qualifié dans les économies développées, contrairement aux emplois peu qualifiés.

Plus que l'emploi, la démocratie en danger

Toutefois, il serait fallacieux d'utiliser la rhétorique selon laquelle puisque les prévisions passées se sont révélées fausses, les nouvelles le seront aussi. L'IA a dernièrement fait des bonds de géants et pourrait (ou pas) bousculer le marché de l'emploi. « Le coût désormais très bas de l'IA générative, comme ChatGPT, pourrait permettre une adoption à grande échelle », conclut Stijn Broecke, avant d'ajouter : « En réalité, l'important est de rappeler qu'il est très difficile de prévoir son développement. » L'OCDE entamera une nouvelle étude sur ce sujet dès l'année prochaine.

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Pour l'heure, l'économiste s'inquiète moins pour l'emploi que pour la démocratie. Il en va de même d'un certain nombre d'acteurs de premier plan. L'Américain Sam Altman, créateur de ChatGPT, craint que l'IA manipule des élections. La semaine dernière à Paris, il a discuté avec Emmanuel Macron, l'invitant à trouver « le juste équilibre entre protection et impact positif » de cette technologie.

Florent Vairet

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